L’École de la Cause freudienne, il y a peu, a publié aux P.P.P. Théorie de Turin sur le sujet de l’École présentée par Jacques-Alain Miller en mai 2000 en Italie. Pourquoi republier ce texte près de vingt-cinq ans après ? N’est-il pas déjà paru dans La Cause freudienne en mars 2010 et, à ce titre, toujours consultable ?
La réponse n’est pas difficile : cette Théorie… est toujours actuelle, et lui donner la forme d’une brochure autonome, à la couverture rouge vif, en fait un texte d’orientation. Non point pour savoir seulement ce qui fut débattu lors du 1er congrès scientifique de la Scuola Lacaniana di Psicoanalisi mais pour nommer ce qui est toujours actuel, évitant à une École de s’endormir ou de croire qu’elle est telle pour toujours. Si, comme y insiste J.-A. Miller, une École est prise dans un désir, si elle advient sous la forme de désir, il est toujours possible que ce désir faiblisse, devienne moins vif, voire disparaisse. Pour que le désir d’École soit toujours actuel, il ne suffit pas de le dire : il y faut l’acte.
Le Séminaire de Lacan L’Acte psychanalytique, daté de 1967-1968, paru au début 2024, est la théorie préalable qui permet à cette Théorie de Turin… de trouver son fondement. Forçons-nous le trait à l’écrire ainsi ? Dans sa leçon du 6 décembre 1967, Lacan dégage les conditions du passage du psychanalysant au psychanalyste, où s’isole la « forme la plus essentielle, de ce que j’appelle cette année l’acte psychanalytique1 ». Logiquement, c’est la « chute du réel » sur ce « vecteur qui relie le symbolique à l’imaginaire »2, soit l’objet a, qui rend compte de l’acte et de la subversion qu’il crée entre un avant et un après. L’affaire paraît donc entendue. C’est oublier ce que Lacan, en Italie – à Naples, à Rome puis à Milan –, la semaine suivante, énonce : après la reconquête du Champ freudien, voici l’impasse, l’incompréhension, l’oubli, l’achoppement, la trahison – plus fort encore : l’échec. Dans ses trois conférences, il ne cesse d’attribuer cet échec aux psychanalystes eux-mêmes qui ont réussi à oublier la découverte de l’inconscient3. Formule radicale qui détonne avec une École qui dort ou des psychanalystes sûrs de leurs prérogatives. Lacan tire à vue et nomme la forme de cet oubli de l’inconscient : l’oubli de l’acte. « Car, où il semble que je dénonce pour trahison la carence du psychanalyste, je serre l’aporie dont j’articule cette année l’acte psychanalytique.4 » Et Lacan de résumer ce qu’il déplie dans son Séminaire où l’objet a est engagé : « Acte que je fonde d’une structure paradoxale de ce que l’objet y soit actif et le sujet subverti, et où j’inaugure la méthode d’une théorie de ce qu’elle ne puisse, en toute correction, se tenir pour irresponsable de ce qui s’avère de faits par une pratique.5 »
Rapportée à ces formulations resserrées, Théorie de Turin… trouve tout son enjeu : une École n’est jamais à l’abri du réel qui peut être oublié dans un endormissement, une routine bureaucratique : une École qui dort, voilà ce dont J.-A. Miller ne veut pas. Mais une École n’est-elle pas là pour rassembler, unir sous un même signifiant de l’Idéal commun ? Mais non ! Une École a, à rebours, un effet démassifiant puisqu’elle révèle à chacun sa « solitude subjective6 » : « chacun est seul – seul avec l’Autre du signifiant, seul avec son fantasme, […] seul avec sa jouissance, extime7 ». C’est à ce titre seul qu’une École n’est pas une Société. L’École procède du désir de Lacan, c’est-à-dire de l’acte psychanalytique où s’isole « la différence absolue8 ». Une École se réinvente et le peut parce qu’elle est un sujet de plein exercice. La conclusion tombe : « être membre de l’École dans la solitude de son rapport à l’École9 ». La publication de Théorie de Turin…, à relire avec L’Acte psychanalytique et les trois conférences italiennes de fin 1967, sert à nous rappeler ce risque pour tous les analystes, y compris les plus aguerris : « d’avoir voulu s’en rassurer eux-mêmes, ils réussirent à oublier la découverte10 » de l’inconscient… Seul le réveil autorise une expérience d’École.
Hervé Castanet
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2024, p. 72.
[2] Ibid., p. 80-81.
[3] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris, Seuil, 2000, p. 329.
[4] Ibid., p. 332.
[5] Ibid.
[6] Miller J.-A., Théorie de Turin sur le sujet de l’École, Paris, Presses Psychanalytiques de Paris, 2024, p. 13.
[7] Ibid., p. 14.
[8] Ibid., p. 16.
[9] Ibid., p. 19.
[10] Lacan J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, op. cit., p. 329 : « Qu’est-ce que l’inconscient ? La chose n’a pas encore été comprise. »