De son dernier travail, L’ombre des femmes, le réalisateur Philippe Garrel dit qu’il s’agit d’un film féministe. En effet, le film célèbre les femmes et pose un regard limpide et implacable sur la manière dont une femme peut aimer, souffrir, être jalouse, être heureuse, dans un couple. L’histoire est presque banale : un couple, une double trahison, la séparation, les retrouvailles. Deux femmes et un homme dans un décor essentiel, en noir et blanc presque granuleux. Manon, magnifiquement interprétée par Clotilde Courau, et son mari Pierre (Stanislas Merhar) sont ensemble et vivent de petits boulots, en économie précaire : lui essaie de réaliser des documentaires, elle l’aide, dévouée et certaine qu’il est un grand artiste et qu’il se fera connaître. Pierre rencontre une autre jeune fille et Manon trouve un amant. Le canevas minimaliste est ainsi tracé mais le résultat est somptueux. Avec une puissance extraordinaire, les acteurs interprètent les variations infinitésimales des sentiments, émotions, colères de ce couple. Leurs corps parlent mais, surtout, ils expriment l’impossible à tout dire, et montrent dans les gestes, jusqu’aux contractions des articulations et des muscles, une parole en souffrance, qui a du mal à se déplier dans une chaîne fluide. Les mots de l’angoisse restent coincés dans les phrases interrompues, dans les regards interrogatifs, dans les gestes qui voudraient débloquer la parole, là où la voix bute et reste suspendue. Une façon magistrale, celle de P. Garrel, de mettre en scène le rapport sexuel qui n’existe pas et la colère des protagonistes devant cette évidence. Dans cette monstration esthétique de l’impossibilité pour la parole de se plier à la communication, les silences, aussi, composent avec la lumière du jeu d’acteurs et nous transmettent une inquiétude presque physique.
P. Garrel, dans une interview au Monde[1], explique son implication subjective dans ce film : « Je suis un être quitté », dit-il, « J’ai été quitté par mon père, par ma première femme, par ma deuxième femme… » et il nous confie qu’après la mort de son père il a fait « une analyse avec Moustapha Safouan, un lacanien historique»[2]. Et il nous éclaire sur sa façon d’écrire et comment ce film s’est construit pour lui : « Je lutte pour dévoiler des choses qui nous seraient communes et dont on a honte. […] Le réalisateur conduit “à vue”. Et puis en disant une chose, il en dit une autre. C’est la trace de l’inconscient.» De la même façon, les partenaires de ce couple déchiré, en disant une chose, en disent une autre : ils ne veulent pas se quitter et ils se quittent, ils se languissent du manque de l’un pour l’autre, et restent éloignés pendant une année. Ils s’aiment et ils se trahissent. La trace de l’inconscient, bien sûr est là, mais surtout la trace de ce corps parlant qui, dans l’ébat amoureux, ne trouve pas la voix du bien-dire, s’il n’arrive pas à franchir le pas… de la honte au courage.
Ainsi dans ce film les personnages nous semblent mettre en pièces l’image spéculaire de leur corps, faussement unitaire et rassurante, pour transmettre l’émergence d’une jouissance dysharmonique au corps, et l’urgence du corps parlant, celui « qui parle en terme de pulsions »[3].
[1] http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2015/05/15/le-cine-haute-fidelite-de-philippe-garrel_4633911_766360.html
[2] Ibid.
[3] [Cf] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, Paris, Navarin, novembre 2015.