René Fiori – On lit cette chose tout à fait surprenante dans votre livre[2], à travers un cas de parents sourds qui l’illustre, que la médecine prédictive peut être utilisée pour donner naissance à des enfants malades, pour réaliser un lien, une identité. À l’encontre des systèmes d’assurances qui vont vouloir se saisir de cette médecine prédictive pour moduler leurs remboursements, peut-on imaginer voir surgir un « droit à l’identification » ?
FA – Un droit à l’identification : c’est bien de cela qu’il s’agit ! Au moment où on est de plus en plus dans un monde régi par la transmission génétique et la prédiction, en excluant le sujet, le voilà qui fait retour par la voie de l’identification. Comme si le partage d’un trait d’identification venait subvertir la tentation eugénique qu’implique toute prédiction. Les deux lesbiennes sourdes ont bel et bien mis sens dessus dessous les buts établis de la prédiction.
RF – Vous relevez ce fait clinique[3] que certains parents ne réalisent pas que leur enfant, né grâce à la biotechnologie, est le leur. Ils ne se vivent donc pas comme parents. Cela ne mettrait-il pas davantage en valeur le nouage réel, symbolique, imaginaire qui sous-tend autant la place du sujet enfant que celle des sujets que sont les parents ? Serait-ce une des bonnes nouvelles véhiculées par les biotechnologies ? Ou bien une mauvaise, si cela devait être rapporté à une occurrence de déclenchement psychotique ?
FA – Les biotechnologies de la procréation soulignent le mystère de l’origine plutôt qu’elles ne le résolvent. Elles dévoilent à quel point l’enfant ramène au réel plutôt qu’à l’originaire. Pour entrer dans la fiction de la filiation, encore faut-il nouer le réel, le symbolique et l’imaginaire, pour y inclure l’enfant.
Ce dévoilement du réel pourrait provoquer un déclenchement. Ce n’est cependant pas mon expérience. Ceux qui ont une structure prête à déclencher peuvent le faire à partir de n’importe quelle occurrence : les délires psychotiques prennent d’ailleurs souvent la forme d’un délire procréatif. Au contraire, les démarches biotechnologiques de la procréation peuvent faire barrage à ce type de glissement, en introduisant des tiers. À la limite, on serait à même de dire que les procréations médicalement assistées pourraient être « un traitement » de ce déclenchement.
Marie-Christine Baillehache – « Le fantasme prométhéen du “tout est possible”[4], qu’alimentent les technologies de procréation et de gestation de la science contemporaine, ne vient-il pas, en renforçant une jouissance au-delà du désir, court-circuiter le non-rapport entre les sexes ?
FA – Les procréations médicalement assistées permettent que le désir devienne un droit. Un droit à l’enfant, à tout prix. Mais ce qui est possible peut aussi devenir une obligation, une injonction tyrannique au service d’un système de jouissance. La jouissance d’être enceinte peut se substituer au désir d’enfant, parfois jusqu’à la décision d’interrompre volontairement une grossesse. Il n’est pas toujours si facile de court-circuiter le non-rapport sexuel par le fait de mettre au monde un enfant.
MCB – « Les procréations médicalement assistées renforcent – écrivez-vous – le côté énigmatique de la venue au monde d’un enfant »[5], mais redoublent « le déni de la place de la sexualité dans la procréation »[6]. Cette disjonction procréation/sexualité et ce déni de la sexualité, renforcés, ne confrontent-ils pas les couples contemporains à une « jouissance du tout, tout de suite »[7], compromettant ainsi sérieusement la dimension éthique de l’amour et du désir dans la rencontre sexuelle et dans le désir d’enfant ?
FA – Les procréations médicalement assistées correspondent aux théories sexuelles infantiles, qui court-circuitent la sexualité dans la procréation. D’une certaine manière, fantasmatiquement, nous sommes tous issus de procréation médicalement assistée ! Les biotechnologies réalisent concrètement une disjonction entre sexualité et procréation. On passerait ainsi du « Un tout seul » au « procréer tout seul ». Quant au « tout, tout de suite », n’est-il pas une des formes du « tout est possible » porté par les espoirs techno-prophétiques des procréations médicalement assistées ? Heureusement, la rencontre avec l’enfant, toujours surprenante, inattendue, vient le plus souvent faire déconsister d’un coup toutes ces formations imaginaires.
Isabelle Galland – Votre livre répertorie les vertiges que l’on rencontre aujourd’hui avec les techniques nouvelles de procréation médicalement assistées, « vertige technologique » comme nous le dit le sous-titre. On est en présence de ce que vous nommez très justement « le nouvel oracle contemporain ». Ne pensez-vous pas que cela va entraîner de plus en plus, comme conséquence, une demande, voire un droit à l’enfant ? Comment la psychanalyse peut-elle réintroduire la nécessité du « un par un » et de la contingence ?
FA – Réintroduire le « un par un » et se régler sur l’incidence de la contingence, telle est effectivement la place de la psychanalyse. Pour cela, il s’agit d’être attentif aux détails subjectifs qui surgissent inévitablement au-delà de toute démarche biotechnologique. Ne pas se laisser fasciner par ce qu’impliquent les procréations médicalement assistées, ne pas en faire un piège de causalité. La contingence doit prendre la place de la fascination pour la causalité à tout faire qu’implique le fait d’avoir recours à ce type de démarches. L’acte du psychanalyste, dans le champ procréatif et périnatal, ne peut surgir que de façon décalée : il s’agirait ainsi de passer par les voies d’une « psychanalyse décalée » plutôt que d’une « psychanalyse appliquée ».
IG – Vous nous dites « Si, jusqu’ici, un venait de deux, aujourd’hui un peut venir de plus de deux »[8] en faisant référence à la mère et au père mais aussi au donneur de spermatozoïdes, à la donneuse d’ovocytes ou au couple donneur d’embryon, sans oublier la mère porteuse, aussi, autorisée dans d’autres pays que la France : à quel couple a-t-on affaire alors ? Le père et la mère qui vont élever l’enfant ? Au niveau imaginaire, la femme fait-elle couple avec le donneur ou la donneuse ? Avec le gynécologue, voire le biologiste ou le généticien ? Ou avec la science qui lui promet un enfant sans maladie ?
FA – Les biotechnologies de la procréation introduisent en effet de multiples façons inédites et nouvelles de faire un couple. Comme vous le dites, avec le donneur, la donneuse, le biologiste, le généticien, le gynécologue. Et pourquoi pas aussi, dans d’éventuelles futures procréations homosexuelles, avec les cellules souches de sa propre peau, ou celles du conjoint. Avoir l’autre dans la peau ne serait plus une métaphore !
Bref, dans toute procréation, chacun fait couple de façon multiple, au-delà du couple procréatif. Le risque avec les procréations médicalement assistées, c’est que ces couples cachés apparaissent trop au grand jour, de façon traumatique, du fait de ne plus être voilés. Quoi qu’il en soit, toute procréation est assistée : jusqu’aux procréations divinement assistées, comme dans l’Annonciation. Certaines représentations de la Vierge la présentent prise d’effroi. Peut-être vaut-il mieux pas ne pas trop savoir avec qui on fait couple quand on procrée!
[1] Ansermet F., La fabrication des enfants, un vertige technologique, Paris, Odile Jacob, 2015.
[2] Ibid., p. 135.
[3] Ibid., p. 46.
[4] Ibid., p. 41.
[5] Ibid., p. 45.
[6] Ibid., p. 46.
[7] Ibid., p. 39.
[8]Ibid., p. 13.