
ÉDITORIAL : « L’artiste toujours précède le psychanalyste »
Cette phrase, tant commentée et répétée, recèle pourtant une part d’énigme. Comment la saisir ? Devrait-on supposer une sorte de préséance de l’art, liée par essence au sublime, la psychanalyse traitant quant à elle de ce qui plombe la vie et risque parfois d’entraîner vers le pire, Inhibition, symptôme et angoisse [1]… ? Certains artistes témoignent, pourtant, de liaisons étroites entre performance artistique et expérience analytique. Citons, par exemple, Christine Angot : « La psychanalyse m’a sauvé la vie […]. L’écriture ne sauve la vie de personne […]. Ayant la vie sauvée, je pensais que je n’avais plus de raison de rester en analyse […]. Évidemment, plus tard, je m’aperçois que ce serait bien d’y retourner. [I]l y avait déjà la question du je n’y arrive pas. Est-ce que vous pensez que c’est facile à supporter ? » [2] Catherine Millet, quant à elle, confie : « J’ai toujours pensé que la parole en analyse est ce qui se rapproche le plus de l’écriture dans la mesure où c’est une parole sur laquelle on revient sans cesse. » [3]
Point donc de préséance d’un champ d’expérience sur l’autre, mais des affinités, un sillon, que creuse le texte de Lacan dont est extrait cette phrase énigmatique : « le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position […], c’est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » [4]. Une indication forte est donnée au psychanalyste, celle de ne pas rater les enseignements du réel et de s’orienter d’une boussole : une « pratique de la lettre [qui] converge avec l’usage de l’inconscient » [5].
Marguerite Duras, artiste à laquelle le texte est dédié, sait quelque chose de ce maniement. Sa voix chuchote au lecteur une histoire étrange. Il s’agit de Lol, de son fiancé qui la quitte, fasciné par une autre, alors qu’il l’accompagne au grand bal du Casino. Le roman interroge, jusqu’aux confins de la folie, ce que peut être la perte d’un amour pour une femme. Lorsque Lol voit s’éloigner ensemble son fiancé, Michaël Richardson, et Anne Marie Stretter, c’est une image d’elle aimable, prise dans le regard de l’autre, qui lui est dérobée. Lol traverse alors une expérience étrange, car dans ce dévoilement, son être même lui est volé, un être qu’elle n’aura de cesse de récupérer, dans une quête dont les circuits pivotent autour de la fixité d’un fantasme.
Lacan rend hommage à Duras pour ce qu’elle sait de l’objet perdu, de l’objet caché. L’objet, précise-t-il, « elle l’a déjà récupéré par son art »[6]. On les voit donc avancer tous les deux, Duras cherchant à « aller plus vite que cette part de vous-même qui n’écrit pas, qui est […] toujours dans la menace de s’évanouir » [7]. Lacan, lui, prélève des éléments pour serrer de plus près la question de la sublimation. Suivant l’artiste « comme son ombre » [8], il cerne un trajet de la pulsion qui file vers une jouissance illimitée, dans un mouvement incessant qui opère, par l’écriture, un « travail des signifiants sur le réel » [9]. Les voies de la création rencontrent ainsi celle de l’expérience analytique au cours de laquelle, comme l’évoquait C. Millet, un dire insiste, au cœur même de l’énonciation. Dans un mouvement étrange, ces tours du dire s’efforcent de serrer, en un point intime, une jouissance Autre à soi, énigmatique.
Marguerite Duras, Leïla Slimani, Stefan Zweig, Raymond Queneau, Louis-Ferdinand Céline, Jean Pauhlan…
Cette semaine, L’Hebdo-Blog met ses pas dans ceux des artistes.
[1] Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 2011.
[2] Angot C., « Christine Angot : “La psychanalyse m’a sauvé la vie” », entretien avec L. Cénac, Madame Figaro, 25 février 2017, publication en ligne.
[3] Millet C., « La vie dédoublée », entretien, La Cause du désir, n°87, mai 2014, p. 105, disponible sur Cairn.
[4] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192-193.
[5] Ibid., p. 193.
[6] Ibid., p. 195.
[7] Duras M., La Vie matérielle. Marguerite Duras parle à Jérôme Beaujour, Paris, Gallimard, 2015, p. 34.
[8] Laurent É., « Styles de vie », La Cause freudienne, n°25, septembre 1993, version CD-ROM, Paris, Eurl Huysmans, 2007, p. 3.
[9] Mahjoub L., « L’œuvre au féminin », in Marret-Maleval S. & al. (s/dir.), Duras avec Lacan. « Ne restons pas ravis par le ravissement », Paris, Michèle, 2020, p. 331.
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