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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 205

« De quoi les phénomènes élémentaires psychotiques sont-ils l’indice ? »

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Avec François, nous avions écrit quelques articles en collaboration dans notre jeunesse, quand nous étions chargés de cours à Paris XIII-Villetaneuse. À l’occasion de l’un d’entre eux, je garde le souvenir qu’il m’avait fait découvrir Werner Janzarik et son ouvrage fondamental Constellation dynamique des psychoses endogènes [1] dont il considérait qu’il venait clore un cycle de travaux phénoménologiques, « daseinanalytiques » et structuraux particulièrement remarquables. Cet ouvrage n’est toujours pas traduit en français. Je n’en connais que ce qu’il a pu rapidement m’en transmettre grâce à sa connaissance des langues étrangères.

Nous avions été invités en 1990 aux 3e journées de l’Hôtel-Dieu par Henri Grivois, l’un des successeurs de Clérambault à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police de Paris. À cette occasion, nous avions eu l’occasion de rencontrer le charmant Gaston Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud à Rodez, lors de l’une de ses dernières apparitions publiques. François avait posé la question : « De quoi les phénomènes élémentaires psychotiques sont-ils l’indice ? » [2] Son travail avait jeté pour moi une lueur de compréhension concernant un passage particulièrement difficile de la « Question préliminaire » [3].

À propos des phénomènes « appelés à tort intuitifs » [4], Lacan commente : « l’effet de signification y anticipe sur le développement de celle-ci. Il s’agit en fait d’un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude (degré deuxième : signification de signification) prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même » [5]. François montrait que cette complexe notation clinique prenait sa source dans la psychiatrie allemande dont Lacan avait, comme lui, une connaissance de première main. Dans sa thèse, Lacan corrélait la « signification personnelle impossible à préciser » [6] à la clinique des interprétations frustres de Meyerson et Quercy [7]. François nous permettait de faire quelques pas de plus, en mettant en évidence que le terme de « signification personnelle » [8] était une traduction faite par Sérieux et Capgras [9] en 1909 de la « Krankhafte Eigenbeziehung ».

Cette notion avait été introduite en 1891 dans un article de Clemens Neisser [10] cité par Lacan dans la bibliographie de sa thèse de 1932. Article dont François fit la traduction et qui fut intégré au recueil des travaux du Colloque sur Psychose naissante, psychose unique ? [11] Sous diverses appellations, précisait-il, le vécu de signification personnelle a été considéré comme un phénomène élémentaire tout à fait caractéristique de la psychose par un grand nombre d’auteurs germaniques. De même il y eut initialement chez Lacan une certaine prééminence du phénomène élémentaire de signification personnelle en raison de l’importance opératoire de la notion de structure comme structure du signifiant. Selon Neisser « la signification personnelle » était le symptôme essentiel et cardinal de la paranoïa. La traduction française génère quelques ambiguïtés en orientant vers la notion d’une signification que le sujet s’approprierait en propre. Les travaux de François Sauvagnat permettaient de comprendre qu’il ne s’agissait en rien de cela, éclairant alors la référence au « degré deuxième : signification de signification ». En effet, Neisser caractérisait la signification personnelle comme un processus de pensée erroné qui « se manifeste dans la façon dont les malades, dans des états sans affects, sans qu’ils s’en aperçoivent, sans qu’ils le veuillent, saisissent les représentations qui s’offrent à leur conscience comme étant en relation avec leur personne propre » [12]. Définition qui appelle un exemple clinique pour être bien comprise. La traduction de François s’avérait alors précieuse. Tel malade, écrit Neisser, déclare que « la présence d’autres personnes, leurs paroles et leur commerce ont […] un effet très perturbateur sur lui » [13]. « Tout ce qui était dit lui apparaissait tellement suspect, toute déclaration le concernait de façon aigüe ; […] ils le regardent de façon si singulière, lorsqu’ils parlent entre eux c’est à son propos ; il sent très bien cela, même s’il n’en sait pas la raison » [14]. Il m’apparut ce jour-là qu’un des termes utilisés par Grivois pour caractériser la psychose naissante, celui de « concernement » [15], aurait peut-être été une traduction évoquant de manière plus intuitive la clinique de Neisser [16].

François fut pour moi un passeur vers la richesse de la psychiatrie allemande et vers la compréhension des racines de la recherche de Lacan en celle-ci. Il fut plus que cela : un collègue avec lequel nous avons mené de nombreuses luttes pour l’extension de la psychanalyse, à l’université, mais aussi ailleurs, ce fut toujours au coude à coude.

[1] Janzarik W., Constellation dynamique des psychoses endogènes, New York, Springer, 1959.

[2] Sauvagnat F., « De quoi les phénomènes élémentaires psychotiques sont-ils l’indice ? », in Grivois H. (s/dir.), Psychose naissante, psychose unique ?, Paris, Elsevier Masson, 1991, p. 69-83.

[3] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 531-583.

[4] Ibid., p. 538.

[5] Ibid.

[6] Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Points, 1980, p. 137.

[7] Meyerson I., Quercy P., « Des interprétations frustes », Journal de psychologie, de neurologie et de médecine mentale, n°17, 1920, p. 811-822.

[8] Neisser C., « Eröterungen über die Paranoïa », Zentralblatt für Nervenheilkunde und Psychiatrie, 1892, cité par J. Lacan, in De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, op. cit., p. 140.

[9] Cf. Sérieux P., Capgras J., Les Folies raisonnantes. Le délire d’interprétation, Paris, Félix Alcan, 1909.

[10] Neisser C., « Eröterungen über die Paranoïa », op. cit.

[11] Grivois H. (s/dir.), Psychose naissante, psychose unique ?, Paris, Elsevier Masson, 1991.

[12] Neisser C., cité par F. Sauvagnat, in « De quoi les phénomènes élémentaires psychotiques sont-ils l’indice ? », op. cit., p. 72.

[13] Neisser C., « Discussion sur la paranoïa du point de vue clinique », in Grivois H. (s/dir.), Psychose naissante, psychose unique ?, op. cit., p. 88.

[14] Ibid., p. 89.

[15] Starobinski J., cité par H. Grivois, in « Psychose naissante. Une ascèse catastrophique », in Grivois H. (s/dir.), Psychose naissante, psychose unique ?, op. cit., p. 138.

[16] Cf. Neisser C., « Discussion sur la paranoïa du point de vue clinique », op. cit., p. 85-96.

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