Quand Monsieur S. s’adresse au CPCT-parents de Rennes, sa demande est déjà très précise [1]. Il sera bientôt père pour la première fois et ne « sait pas comment faire ». Sa crainte est d’être débordé, « agacé » par les cris de son bébé et de « passer la ligne ». Il a peur de reproduire ce qui lui est arrivé. Monsieur S. évoque son enfance, la séparation de ses parents quand il était enfant, les « souvenirs indélébiles » de la violence de son père. Il refuse cet « héritage » et ne veut pas ressembler à son père. Il pense avoir cette colère « dans son sang ». On lui dit souvent qu’il ressemble à son père, qu’il a le même regard, la même « impulsivité », qu’il est son « portrait ».
Comment humaniser cette colère, qui a une part monstrueuse pour lui et qu’il refuse de faire sienne ? Il dit ne pas pouvoir accepter que cette colère fasse partie de lui, il ne supporte pas les « images de [lui] en colère ». Monsieur S. pose la question : « Comment devenir père, alors que le seul reflet que j’ai, est une image insupportable ? ». « Je n’ai pas de base paternelle », dit-il. Il a pu se décaler un peu de l’identification à la violence du père, en s’appuyant sur d’autres traits tels que le travail, le bricolage. Il souhaite « laisser une trace, quelque chose qui reste », ce que j’ai soutenu. « Je ne suis pas que comme lui », a-t-il pu me dire. Des souvenirs de moments de « douceur » avec son père lui sont revenus : quand son père lui caressait les cheveux pour le rassurer, quand il faisait des cauchemars ou encore quand il répondait à son appel la nuit.
Monsieur S. s’est montré d’emblée très investi dans les soins apportés à son bébé. Il pense toujours « au pire », « envisage tous les scénarios catastrophes ». Il a cette exigence de « profiter » comme s’il vivait dans la menace d’un danger imminent, ce qui le pousse à être père dès la naissance. Je lui ai indiqué qu’être père pouvait s’inventer au fur et à mesure de la rencontre avec l’enfant.
Ses réponses relèvent d’une tendance à rabattre la demande sur le besoin. Monsieur S. tente de chiffrer le réel auquel il a affaire : il a tendance à instrumentaliser les soins apportés à son bébé (le nombre de millilitres du biberon, la courbe de croissance…). Son rapport au savoir est de l’ordre de l’exactitude, il ne supporte pas l’erreur. Si sa fille pleure alors qu’elle est propre, qu’elle a mangé, il se trouve dans une forme de perplexité. Démuni pour répondre, se sentant agacé par les pleurs, au point de sentir monter la colère, il faut que « ça s’arrête ». Nous tentons de saisir les coordonnées de ce point d’insupportable. Les cris de sa fille affectent son corps, c’est comme si on « l’étripait ». Les cris lui rappellent ceux de son père. Nous avons convenu qu’il puisse dans ce cas, confier son bébé à la mère, mais il craint que cela puisse arriver alors qu’il est seul. J’ai tenté de tempérer l’énigme à laquelle le confrontaient les cris de sa fille, en lui proposant un savoir généraliste sur les bébés. En lui disant par exemple que c’est chose commune qu’un bébé ne fasse pas ses nuits. Ou encore que dans les premiers temps, il était normal que sa fille se calme plus facilement avec sa mère, qui l’allaitait, car il se sentait « délaissé », se disait « elle ne veut pas de moi ». Monsieur S. craint d’être un « étranger » pour elle.
On peut remarquer dans son discours que les places sont interchangeables entre lui, son père et sa fille. Son rapport à l’autre met en jeu un vécu persécutif : c’est lui ou l’autre. Quand il évoque le lien à sa femme, Monsieur S. fait part de son sentiment d’être son « larbin », ce qui semble être l’envers de la colère.
Monsieur S. oppose d’un côté la « colère dans les yeux du père » et de l’autre la « peur dans les yeux de l’enfant ». Il tient à me montrer des photos de son bébé. Il tente de capter ce qu’il en est de l’amour entre un père et son enfant par la photo et plus précisément le regard de tendresse que porte un père sur son enfant. Mais quand il insiste pour me montrer des photos de l’érythème fessier de son bébé, je finis par lui répondre : « Je vous crois sur parole » ! Je détourne le regard de l’horreur mais consent à regarder la « douceur ».
La violence ne se transmet pas dans le sang, dans les gènes, il n’y a pas de déterminisme biologique mais Monsieur S. nous enseigne comment les mots – tout comme les coups – ont pu marquer son corps et déterminer son rapport à l’autre. Le traitement proposé au CPCT permet à Monsieur S. de commencer à desserrer cette identification imaginaire à la violence du père, à tempérer le lien persécutif à l’autre et à inventer un savoir sur mesure sur son lien à sa fille. Venir parler lui permet de traiter cet excès de violence, cette part d’inhumanité en lui qui lui fait peur. Il élabore ainsi sa manière singulière d’être père et ce qu’il veut transmettre, en apprenant à, comme il le dit lui-même, « peser ses mots ».
[1] Intervention au colloque annuel du CPCT-parents de Rennes, « Parents-enfant, ce qui se transmet », qui a eu lieu le 7 décembre 2018.