La contemplation d’un tableau doit être une expérience déceptive. C’est ainsi que François Rouan conçoit le lien fondamental à la peinture1. A une pratique de ratage du créateur fait immanquablement écho une déception, tant de celle du peintre que du regardeur. N’est-ce pas celle-ci dont témoigne Lacan dans sa préface au catalogue de l’exposition Rouan à Marseille en 1978 ?
« François Rouan peint sur bandes. Si j’osais, je lui conseillerais de modifier ça et de peindre sur tresses. La tresse à trois vaut d’être relevée.2 » Si j’osais… la prétérition atteindra sa cible et Rouan reviendra à plusieurs reprises sur ce qu’il nomme un malentendu.
Quel est-il ? Lacan regrette que le peintre qu’il apprécie tant s’en tienne à un nattage de bandes, méconnaissant la peinture sur tresses, alors que de son côté ledit peintre ne cesse de rappeler comment le support de ses tableaux est bel et bien un entrelacement. Lacan serait-il donc aveugle à cette application minutieuse de construction d’un enchevêtrement issu de la découpe de deux tableaux distincts ? Comment entendre au mieux ce malentendu ?
Lacan porte un regard pénétrant sur le carrefour de bandes, là où précisément elles ne se jointent pas, là où se tient le trou. Un trou prolongé en chacun des croisements, véritable objet de la peinture. Rouan ne manquera pas d’avouer sa confusion lorsque, incidemment, ayant retourné l’une de ses toiles « tressées », s’impose à lui l’évidence du trou. Dès le premier coup d’œil Lacan avait vu l’arrière du tableau.
La tresse est un filtre à trou, elle les recueille et porte atteinte à l’unité de l’image ainsi qu’au narcissisme qui s’y loge. Rouan la recompose à partir d’un croisement de pelures tenues seulement par leur mutuel nouage. Situé à l’opposé de la recherche de Pollock de couvrir sans espaces qui ouvrent à la complexité du pas-tout, voilant ainsi l’objet qu’il n’y a pas.
C’est à cette éthique de la peinture que nous conviait Histoires de tressage, une exposition monumentale proposée jusqu’au 10 novembre 2024 au musée de l’Arsenal à Soissons. Regroupant des œuvres issues de son atelier de 1965 à 2024, le peintre creuse la surface du tableau en y impliquant une dimension nouvelle : le tressage de textes issus de trois sources hétérogènes. Des fragments d’une correspondance de Gérard de Nerval, des extraits de lettres du père du peintre à la mère de celui-ci, envoyées pendant la période de la guerre, et enfin des notes de travail de François Rouan. L’incidence de la lettre extraite de contextes historiques divers donne une orientation nouvelle au plan de tressages, celle de traces écrites comme autant de traînées de vie. La peinture n’est plus seulement ce piège où, telle la mouche, le regard s’attrape mais aussi ce qui « tente de faire entendre quelques échos de la rencontre brutale des corps dont nous sommes tous issus…3 ».
Bernard Lecœur
[1] Cf. L’entretien à Laversine avec François Rouan par Philippe Béra et Juan Pablo Lucchelli publié dans la revue Objet 1, Cadastre8zéro, 2015, p. 128 : « Le tressage, au fond, c’est déceptif, c’est une pratique d’égarement pour le regard entre ce qui est attendu et ce qui advient ».
[2] Lacan J., « Préface à une exposition des œuvres de François Rouan », La Cause freudienne, n°59, 2005, p. 139.
[3] Rouan F., Catalogue de l’exposition Histoires de tressages, Œuvres 1965/2024, p. 28.