Fountain, l’urinoir de Duchamp, qui va dynamiter le Beau et jusqu’à la notion d’œuvre d’art, constitue le ferment d’une subversion radicale dont les effets s’éprouvent jusqu’à aujourd’hui. Objet fétiche de la modernité, dans la psychanalyse, au moins autant que le nounours de Winnicott, on pourrait suggérer que la fontaine de Duchamp aura aussi abreuvé la notion d’objet a forgée par Lacan.
Ce sera un objet de scandale.
Pourtant, à son apparition au Salon des Indépendants de New York en 1917, Fountain, l’œuvre présentée anonymement par Marcel Duchamp, signée R. Mutt, n’a pas fait scandale. La raison en est simple : c’est que personne ne l’a vue. Elle ne sera tout simplement pas exposée. L’objet n’est pas exactement refusé, il ne sera pas reconnu comme œuvre, et il finira au placard. Après quoi on perd sa trace.
Autant dire que l’objet qui va révolutionner l’art d’un siècle et toute la pensée de l’art, n’aura non seulement jamais été vu, mais qu’après une existence furtive, il va disparaître. Contrairement à la Révolution bolchévique, la révolution Fountain de 1917 sera une révolution essentiellement discrète.
Il faut ainsi tenir que l’objet qui va finalement mettre l’art cul par-dessus tête n’est pas simplement un objet commun, un objet sans qualité, négligeable, un objet du bas, qui n’appelle qu’une onction urinaire, c’est un objet rejeté, perdu, disparu, voué à l’oubli. L’objet qui va faire valser la galaxie de l’art est un objet déchu.
La transfiguration de la pissotière, qui, d’objet sans qualité va être rédimé en valeur suprême, l’élévation de l’objet au zénith de l’art du vingtième siècle, passe par sa déchéance et, de fait, par sa disparition, corps et bien – mais pas corps et âme. C’est que l’objet va hanter le siècle par son fantôme. C’est une photo qui fait sortir Fountain du placard. Prise par Alfred Stieglitz, elle est publiée dans la revue The Blind man, en mai 1917, accompagnant un article de Louise Norton, « Buddha of the Bathroom ». C’est ainsi par sa trace que la pissotière de Duchamp va sauter au visage du siècle. Une photographie, objet hautement éphémère et périssable, va élever un vulgaire objet mortel à l’immortalité d’une œuvre d’art. Œuvre perdue, sans original, cette photographie deviendra la source dans les années soixante de plusieurs répliques, achetées et certifiées par Marcel Duchamp. La série des objets va en somme prendre la place de l’objet perdu. Comme si c’était le manque qui engendrait le multiple ; comme si c’était le manque de l’objet qui détenait la puissance créatrice de l’objet.
Objet sans regard, objet manquant et objet source, comment cela aurait-il échappé aux yeux de Lacan ? Si c’est avec l’interprétation que Lacan fait résonner le ready made1, ici gît, sans doute, une part du secret de l’objet a. Dans ce qui est finalement l’histoire d’une chute.
La chute, tel est le scandale – scandalum : « ce sur quoi on trébuche ». L’objet est ce sur quoi on trébuche. L’objet est scandale.
Il se trouve que l’année 1917, année de Fountain, aura été aussi celle d’un autre ready-made, nommé Trébuchet. Un porte-manteau, en bois et métal, fixé au plancher. Marcel Duchamp raconte ainsi l’histoire : « Une patère était là, sur le plancher, un vrai porte-manteau que j’avais envie, parfois, d’accrocher au mur ; mais je ne suis jamais arrivé à le faire, si bien qu’il restait là sur le plancher et que toujours je me butais sur lui ; ça me rendait fou et je me suis dit : ça suffit avec ça ; s’il veut rester sur le plancher et continuer à m’ennuyer, d’accord, je vais le clouer et il restera simplement là… ».
Trébuchet, l’objet de chute. Autant dire que Trébuchet est un pur scandale. Il est même le scandale incarné. L’objet même du scandale. L’objet même du scandale de l’objet.
Fountain est l’objet du scandale, l’objet qui a fait trébucher l’histoire de l’art.
De là reste à dire que l’objet a de Lacan est un trébuchet, un scandale.
Gérard Wajcman
[1] Lacan J., « La Troisième », La Cause freudienne, n°79, Paris, Navarin, octobre 2011, p. 24.