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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 254

Un pragmatique paradoxal

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Dans « Vers Pipol IV » [1], Jacques-Alain Miller invite à élucider le mouvement de création des CPCT, fait d’enthousiasme et d’élan, où la psychanalyse passe « une nouvelle alliance avec le temps présent ». Sitôt créé, le CPCT-Paris essaime en effet en d’autres lieux alpha [2] : le mouvement a pris. Le consultant au CPCT, précise J.-A. Miller, ne peut fonctionner que s’il est en prise directe sur le social. Et il conclut par : « Soyons persuadés que l’on a besoin de nous ! » [3] Comment l’entendre ?

Envisager le CPCT nécessite de se détacher du concept de cadre réduit aux murs du cabinet. Car, ce qui opère, c’est l’acte, le discours analytique. La psychanalyse devient une installation portable, le consultant au CPCT est, un objet nomade – mais pas errant, car il s’oriente de l’enseignement de Lacan et s’appuie sur un transfert à l’École. Il sait aussi qu’au CPCT, ce qui fonctionne, c’est l’écoute avec interprétation. Inviter un sujet à parler produit des effets de rebranchement, puisqu’est supposé à la parole le savoir inconscient. Le sujet se rebranche sur sa réalité psychique, et donc sociale. Cela ne se fait pas par magie, il y faut le transfert, qui, précise J.-A. Miller, « permet à l’événement interprétatif d’avoir lieu ». Il faut aussi que le consultant – au même titre que l’analyste en ce cas – ne reste pas dans sa tour d’ivoire, nostalgique du temps freudien et n’entretienne pas « les douces rêveries – Schwärmerei – de son extraterritorialité » [4].

Prenons ce terme, Schwärmerei, pour saisir ce qu’il implique. Jusqu’au XVIe siècle, le verbe schwärmen désigne initialement la migration des essaims d’abeilles (Schwarm veut dire « essaim ») pour créer de nouvelles ruches. Mais à l’époque de Luther, le signifiant s’enrichit d’une connotation négative. Le mot en vient à désigner les fidèles qui s’enthousiasment pour des communautés douteuses aux yeux de l’orthodoxie. La Schwärmerei renvoie au mouvement de fuite du sectateur hors de l’Église d’État : il y a, dans cet élan, du volatile, du fluide. Le Schwärmer se fixe ainsi dans la langue comme celui qui papillonne et se passionne, au-delà de la Raison, pour tout ce qui passe. Son engouement, sans direction, ou plutôt tous azimuts, est affine à l’errance. Le dictionnaire unilingue allemand donne un exemple animalier qui s’en approche : les moustiques qui tournoient autour d’une lampe [5]. Ils vont là où il y a de la lumière et tournent en rond sans savoir où donner de la tête. On est loin du mouvement orienté des abeilles. Schwärmerei désigne plus généralement une adoration exagérée, ce dont témoigne à sa façon le romantique, qui, plongé dans une vénération rêveuse de la nature, se berce de l’illusion de faire rapport avec elle.

Comment entendre la Schwärmerei, concernant le consultant au CPCT ?

Être en prise directe sur le social, c’est pointer combien le consultant est convoqué à quitter le confort du cabinet pour prendre une part décidée aux débats de son temps et à l’occasion faire exister l’inconscient. L’enthousiasme avec lequel ils s’engagent dans le mouvement ne relève cependant pas de la Schwärmerei, au sens que nous avons vu. L’élan avec lequel essaimeront les lieux alpha est un élan orienté par un transfert au discours de l’analyste. Il est possible d’opérer comme objet nomade, sans errer.

C’est ainsi que je lis ces mots conclusifs de J.-A. Miller : « Soyons persuadés que l’on a besoin de nous ! » Je les lis avec cette référence à la Schwärmerei. Ici, ni conviction aveugle ni déraison : l’enthousiasme du praticien à prendre part au débat politique, à faire exister l’événement interprétatif, au CPCT par exemple, n’est pas une Schwärmerei. Le consultant ne va pas de ce côté, car il sait que ça rate – c’est de structure. Il est, dit J.-A. Miller, un pragmatique paradoxal [6]. Et, le sachant, il peut rater de la bonne façon.

Le traitement bref tient à ce pragmatisme paradoxal et c’est ainsi qu’il a chance de rater de la bonne façon. L’offre de parole qui y est faite est une offre décidée, mais elle a une limite. On ne répond pas à la demande, car on sait que c’est impossible. Les effets thérapeutiques, fussent-ils rapides, y restent modestes, mais ils ne sont pas négligeables : des bouts de solutions s’esquissent, des brins d’invention s’entrevoient.

Le consultant au CPCT sait, pour en avoir fait l’expérience, que l’écoute avec interprétation a des effets décisifs, il ne cède pas sur cela, mais il ne se berce pas non plus de douces rêveries – illusions, ou bonnes intentions. Cela donne un style, au CPCT : le consultant au CPCT est un pragmatique, pas un doux rêveur romantique.

* Dominique Corpelet est praticien au CPCT-Paris.

[1] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », Mental, n°20, février 2008, p. 185-192.

[2] Lieu analytique possible en institution.

[3] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », op. cit., p. 185-192.

[4] Ibid., p. 192.

[5] Cf. entrée « Schwärmer » dans le dictionnaire allemand Duden, disponible sur internet.

[6] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », op. cit., p. 185-192.

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