« Un analyste ne peut fonctionner que s’il est en prise directe sur le social, mais, dans son cabinet, il peut le méconnaître, et entretenir les douces rêveries – Schwarmerei – de son extraterritorialité. »
Jacques-Alain Miller, « Vers Pipol IV »
Il n’y a pas d’extraterritorialité du psychanalyste, indique Jacques-Alain Miller, dans son texte « Vers Pipol IV » [1]. C’est-à-dire qu’il n’y a pas d’un côté le psychanalyste et de l’autre le social, car les deux appartiennent au même territoire. Il est impossible de les disjoindre : « La vérité qui se dénude [est] celle de la socialité structurale de la position et de l’acte analytique. » [2] Le psychanalyste, qui s’imaginerait être à l’abri des vagues et tempêtes qui remuent la société, serait vite rappelé à la réalité. Le malaise dans la civilisation [3] ne s’arrête pas aux portes du cabinet de l’analyste.
Les CPCT sont des « lieux de refuge, voire bases d’opération contre ce qui [peut s’appeler] malaise dans la civilisation » [4]. Ce malaise porte aujourd’hui un nom, celui du culte du « ça marche », de la performance et de la réussite. Et lorsque des lignes de failles se révèlent, dans l’existence d’un sujet, celui-ci est alors pressé de toutes parts de reprendre le travail, de retrouver le chemin des études, de se soigner, d’aller mieux, de ne pas déprimer, de faire son deuil… Les injonctions sociales ne manquent pas.
Alors que partout ailleurs, « le déferlement d’une psychothérapie associée aux besoins de l’hygiène mentale » [5] pèse de tout son poids d’idéal et de culpabilité sur le sujet, le CPCT représente une institution à part, un lieu avec un dispositif souple qui respecte la logique du un par un. Au CPCT, le patient est accueilli avec ses symptômes, ses bizarreries, ses errances ainsi que ses erreurs, et il n’y sera pas jugé.
Consultante au CPCT, je remarque que l’énoncé « Je me sens perdu » est peut-être celui qui revient le plus souvent dans les premières consultations. Perdu nomme un premier désarroi, un désarrimage du champ de l’Autre, qui entraîne un vide de sens de l’existence et une perte de désir, ou un affolement, une angoisse. Bien souvent, mille questions surgissent sur la sexualité, la mort, les origines, questions qui ne trouvent pas de répondant au champ de l’Autre et laissent le sujet en proie à une solitude radicale, au bord d’un trou.
Le CPCT offre la possibilité de rencontrer un praticien orienté par la psychanalyse, le pari y est fait que la rencontre avec une pratique ainsi orientée permette au sujet de s’ouvrir à l’inconscient et de rebattre les cartes. En pariant sur ce lien social inédit, produit par une telle rencontre – un lien qui ne cherche ni à vous rééduquer, ni à vous dire quoi ou comment faire, mais qui vise à « rendre leurs sens aux symptômes, donner place au désir qu’ils masquent » [6] –, un nouvel arrimage au champ de l’Autre devient souvent possible.
Les sujets qui s’adressent au CPCT sont, pour la plupart, en situation de déprise sociale. Il revient donc aux consultants et aux praticiens d’apercevoir qu’« être en prise directe sur le social » [7] signifie être en rapport direct avec le discours social ou celui qui laisse transparaître le malaise dans la civilisation. Il doit donc être au fait des signifiants qui circulent dans le discours courant et qui pèsent sur le désir : « La mission qui nous revient en ce monde est de reconnaître et d’élucider la diversité humaine, la diversité des modes-de-jouir de l’espèce. » [8]
J.-A. Miller précise que les psychanalystes ne sont pas là pour surdimensionner le malaise. La mauvaise humeur n’est pas notre style, souligne-t-il avant d’ajouter : « Oui, nous sommes pragmatiques comme tout le monde aujourd’hui, mais à part pourtant, – des pragmatiques paradoxaux, qui n’ont pas le culte du ça marche. Le ça marche ne marche jamais. Notre bonne humeur vient sans doute de ce que nous savons que ça rate, mais nous croyons rater de la bonne façon. Soyons persuadés que l’on a besoin de nous. » [9]
* Solenne Albert est consultante au CPCT de Nantes.
[1] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », Mental, n°20, février 2008, p. 185-192.
[2] Ibid.
[3] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.
[4] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 238.
[5] Ibid., p. 237.
[6] Ibid., p. 239.
[7] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », op. cit., p. 188.
[8] Ibid., p. 192.
[9] Ibid.