Beaucoup d’adolescents ont éprouvé un malaise lié au long confinement de 2020 et pour certains d’entre eux, nous pouvons parler d’effondrement, voire de déclenchement. Les demandes de consultation ont afflué à ParADOxes [1]. Pour celles et ceux que j’ai reçus et qui n’avaient jamais consulté, l’isolement des pairs, ou bien des proches, parfois des deux, a ouvert une béance sur un réel. Angoisse, pensées incessantes, ne plus pouvoir manger, perdre le sommeil, voire ne plus retrouver le sens des choses ordinaires de la vie, les ont poussés à prendre rendez-vous.
Une discontinuité s’est produite dans le train-train quotidien, mais où en situe-t-on les effets ? Que peut-on en dire dans l’après-coup ? Une jeune fille de quinze ans m’avait dit que même si grâce aux réseaux sociaux elle avait gardé un lien avec ses amis, du fait de ne plus être qu’avec ses parents, les paroles, les remarques de ces derniers, notamment celles qui avaient trait à son corps, la touchaient plus qu’avant. Un étudiant, au départ satisfait d’être seul, en est venu à téléphoner à sa mère chaque jour pour tenter de chasser ses idées noires et ce léger sentiment qu’il ne connaissait pas jusque-là, d’être constamment observé par ses voisins. Une jeune fille, qui avait consulté une première fois à Paradoxes quand elle s’était retrouvée seule à Paris pour ses études, s’est souvenue de ce lieu et a demandé un rendez-vous en urgence. Elle est venue y déposer son angoisse sur deux séances, puis a dit qu’elle n’avait plus besoin de venir.
Ces jeunes hésitaient à se rendre chez un « psy », mais le mal-être était là, parfois difficile à identifier et ils se sont sentis troublés par ce qui leur arrivait. Le dispositif associatif, avec une durée définie et la gratuité, leur a permis d’avancer dans un périmètre circonscrit à la situation.
Le confinement a pu avoir comme effet d’isoler, de couper le sujet de ce que Jacques-Alain Miller désigne par la « routine du lien social », autrement dit, de « ce qui fait que le signifié peut garder du sens » [2]. Provoquant une déliaison dans la langue du sujet, celle qu’il parle de manière commune, à partir du sens commun. Il semble que les adolescents en ont plus intensément souffert…
Le cas du petit Hans étudié par Lacan nous apprend qu’à une période où le sujet ne peut plus s’appuyer sur l’imaginaire, la langue permet de prendre en charge quelque chose de la jouissance, du réel de l’éprouvé. Le langage, le symbolique, réduit la jouissance du corps. Mais le dernier enseignement de Lacan, avec la perspective du « corps parlant », nous enseigne aussi que le signifiant produit de la jouissance sur les corps. Avec la puberté, les adolescents ont à nouveau affaire aux irruptions du réel du corps qui en font vaciller l’image. Le sexuel, même si la sexualité est aujourd’hui parlée et exposée, n’en demeure pas moins traumatique. La jouissance du corps ne trouve plus à se loger ni dans les symptômes de l’enfance, ni dans le registre imaginaire sur lequel se fondent des représentations du monde. Face à cela, les adolescents font entrer un nouveau paramètre dans la « routine sociale » : le groupe, en tant qu’il incarnerait « le corps de l’Autre ». J.-A. Miller avance en effet cette question : « La clique, la secte, le groupe ne donnent-ils pas un certain accès à un je jouis du corps de l’Autre dont je fais partie ? » [3] Un accès qui apporte du sens par une forme de sublimation de la jouissance du corps propre. Un lien social qui polarise la jouissance dans un discours commun et par des identifications imaginaires. Le confinement a pu couper les adolescents de cet accès, dénudant le signifiant du sens issu du lien social. La rencontre avec un Autre désirant dans un lieu identifié pour les adolescents permet de rebrancher le sujet aux signifiants propres à lui restituer un lien social.
* Isabelle Magne est praticienne à ParADOxes.
[1] L’association parADOxes, créée en octobre 2009, fait l’offre d’un accueil rapide et de consultations psychanalytiques gratuites et limitées dans le temps aux adolescents de onze à vingt-cinq ans. Elle propose aussi des ateliers d’écriture individuels, s’appuyant au prétexte de la construction d’un CV, rebaptisés ateliers Chemin de Vie, ainsi que des conversations et groupes de parole.
[2] Miller J.-A., « Vers Pipol IV », Mental, n°20, février 2008, p. 185-192.
[3] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », in Dupont L. & Roy D. (s/dir.), Après l’enfance, Paris, Navarin, 2017, p. 27.