Parmi les pulsions, la pulsion scopique « est celle qui élude le plus complètement le terme de la castration1 », signale Lacan. Comment rendre compte de la particularité de cette pulsion par rapport aux autres ?
La présence d’un regard
Dans « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », Freud nous offre un précieux témoignage à ce sujet. Il écrit ce texte à la fin de sa vie, alors qu’il est lui-même amoindri et que ce souvenir, qui date de plus de trente ans, le hante encore.
Il analyse la sensation éprouvée lors d’un voyage à Athènes en admirant le spectacle de l’Acropole. Il a soudainement le sentiment que ce qu’il voit « n’est pas réel2 ». La négation de la réalité de l’Acropole s’impose à Freud comme défense contre la réalisation du désir de voir ce lieu. Jacques-Alain Miller commente cette expérience en mettant l’accent sur la présence du regard du père de Freud, venant sanctionner le désir de franchir un interdit, celui d’aller au-delà de ce qu’avait accompli son propre père, qui n’avait jamais pu se rendre à Athènes. Face à la culpabilité de jouir d’une telle beauté, Freud convoque alors, à son insu, un regard « d’aucun œil qui voit. Il surgit du spectacle lui-même3 » – ce qui produit un « sentiment d’étrangeté4 ».
L’étrangeté du regard
Dans le Séminaire XI, Lacan explique que pour les êtres parlants que nous sommes, ce « qui nous fait conscience nous institue du même coup comme speculum mundi5 », miroir du monde. Nous retrouvons ici l’opération du stade du miroir où le sujet, par l’identification à l’autre spéculaire, constitue aussi bien l’image de son propre corps que celle de son monde – c’est le domaine du moi et de ses représentations. Lacan précise qu’il y a là à la fois une satisfaction et une méconnaissance, laquelle élude la fonction du regard. Il ajoute : « N’y a-t-il pas de la satisfaction à être sous ce regard […] qui nous cerne, et qui fait d’abord de nous des êtres regardés, mais sans qu’on nous le montre ? » Ainsi, la fonction du regard est-elle abordée par Lacan à partir de son élision du champ du visible. Autrement dit, le monde nous regarde sans que nous ne le sachions : « Le monde est omnivoyeur, mais il n’est pas exhibitionniste – il ne provoque pas notre regard. Quand il commence à le provoquer, alors commence aussi le sentiment d’étrangeté.6 »
Le sentiment d’étrangeté commence donc quand le regard surgit en dévoilant « que nous sommes des êtres regardés, dans le spectacle du monde7 ». Comment Lacan en rend-il compte ? Loin de comparer le regard à un invisible, selon l’acception de Merleau-Ponty, qui, telle la chose-en-soi kantienne ou l’idée platonicienne, résiderait derrière ou au-delà de la réalité des choses apparentes, Lacan estime que l’objet regard occupe une place privilégiée à l’égard de la fonction du désir, plus précisément, à l’égard du « sujet se soutenant dans une fonction de désir8 ». C’est ce dont il s’agit pour Freud devant l’Acropole.
Du regard au désir
La beauté du spectacle de l’Acropole se met à le regarder au point où son désir le divise, car la jouissance qu’il éprouve est en lien étroit avec le franchissement d’un désir interdit. Face à l’Acropole, Freud vit une expérience scopique9 où l’illusion de complétude propre à la dimension du moi, et soutenue par la pulsion scopique face à la beauté du spectacle, vacille à partir du moment où l’objet regard se manifeste. Une zone littorale entre l’interdit et son franchissement se dessine par le surgissement du regard qui, signale J.-A. Miller, révèle « l’horreur que nous découvre à peine Freud, l’horreur de la castration qui plane sur ce petit écrit10 ».
Lorenzo Speroni
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 74.
[2] Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole. Lettre à Romain Rolland », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 226.
[3] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, no102, juin 2019, p. 54.
[4] Freud S., « Un trouble de mémoire sur l’Acropole… », op. cit., p. 226.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts…, op. cit., p. 71.
[6] Ibid., p. 71-72.
[7] Ibid., p. 71.
[8] Ibid., p. 80.
[9] Cf. Terrier A., « Expériences scopiques » (2023-2024), enseignement prononcé dans le cadre du Campus de l’ECF, inédit.
[10] Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », op. cit., p. 55.