La notion de schize de l’œil et du regard mise au point par Lacan et son élaboration théorique de l’objet regard en tant qu’objet a sont des repères cruciaux pour s’orienter dans la clinique. La schize introduit un non-rapport entre l’œil, organe de la perception visuelle, et le regard, situé par Lacan dans le champ de l’Autre, en s’appuyant – tout en les rectifiant – sur les élaborations de Merleau-Ponty et Sartre. Ainsi, le regard se trouve-t-il en dehors du sujet et ne se manifeste que par le sentiment d’être regardé, « Maurice Merleau-Ponty […] le pointe, […] nous sommes des êtres regardés dans le spectacle du monde1 ».
Le regard invisible
Depuis Freud, l’objectivité de la réalité suppose que la libido n’envahisse pas le champ perceptif. Lacan traduit ce désinvestissement libidinal par l’extraction de l’objet a. Dans le champ scopique, comme le formule Jacques-Alain Miller, « on ne perçoit pas, on ne sent pas, on ne voit pas, on n’expérimente pas la perte de l’objet petit a2 ». En effet, la pulsion scopique « est celle qui élude le plus complètement le terme de la castration3 ». Ce qui permet à J.-A. Miller de conclure que la vision, telle que voudrait l’objectiver la science, est une relation à la réalité sans jouissance, tandis que le champ scopique n’est autre qu’une réalité incluant la jouissance4. Ainsi, le champ visuel contient-il déjà en soi un regard invisible, caché dans l’Autre. Lacan rend sensible ce moment particulier où, soudainement, le champ visuel s’éclipse et l’objet regard surgit, avec la boîte à sardines5, où il se sent regardé par cet objet flottant dans la mer. C’est cet aspect qui permet à J.-A. Miller de qualifier cette expérience de Lacan de « simulacre d’une expérience psychotique6 ».
La présence de l’objet-regard
L’expérience de voir ce qui ne peut pas l’être se réfère en effet au champ de la psychose, où le regard trouve une consistance : « C’est le privilège du psychotique de percevoir les objets lacaniens, voix et regard, dit J.-A. Miller. […] Le regard qui vient du monde, le psychotique l’éprouve en lui-même douloureusement, mais ce sont “les choses qui le regardent”, quelque chose “se” montre ». Lorsque l’objet n’est pas extrait, le sujet est amené à localiser la jouissance envahissante autrement. Cela peut se produire par la création d’un objet externe, comme cette patiente qui a toujours un petit miroir cassé dans la poche, seul objet dont elle supporte le reflet fragmenté de son visage. Néanmoins, cette tentative de localiser la jouissance débridée, s’avère insuffisante, car elle passe de multiples fois à l’acte pour extraire l’objet sauvagement. Le travail analytique lui permet d’isoler un signifiant qui a une résonance pour elle. Elle amène ensuite une photo d’elle enfant. Sous le regard de l’analyste, la patiente regarde son image qui provoque un fort affect dans le corps, elle énonce alors, pour la première fois, voir « une jolie petite fille ». Depuis, des effets thérapeutiques notables se produisent, dont l’arrêt des passages à l’acte.
Néo-miroir
Éric Laurent nomme « néo-miroir7 » ce type d’opérations subjectives, où quelque chose de l’image du corps se met en place. Dans le stade du miroir, souligne J.-A. Miller, l’accent est généralement mis sur le regard propre du sujet censé reconnaître son image : « Or, c’est être regardé qui est mis en question, c’est-à-dire la passivité qui précède de beaucoup cette activité de voir8 ». Avant que le reflet puisse devenir mon reflet, il faut un regard préalable. Ne pouvons-nous pas avancer alors que le concept de stade du miroir inclut déjà une première expérience de schize entre l’œil et le regard ? Il faut la constitution d’un regard au champ de l’Autre pour que la vision de l’image de l’autre crée l’affect de jubilation, pour que l’imaginaire s’accroche au réel, produisant l’image du corps propre.
Anastasia Sotnikova Faraco
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 71.
[2] Miller J.-A., « Les prisons de la jouissance », La Cause freudienne, n°69, septembre 2008, p. 121.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts…, op. cit., p. 74.
[4] Cf. Miller J.-A., « Les prisons de la jouissance », op. cit., p. 120.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts…, op. cit., p. 89.
[6] Miller J.-A., « Les prisons de la jouissance », op. cit., p. 122.
[7] Laurent É., intervention lors de la journée du CERA « L’autisme pour tous », 23 mars 2024, inédit.
[8] Miller J.-A., « L’image du corps en psychanalyse », La Cause freudienne, n°68, février 2008, p. 102.