En psychanalyse, nous abordons le trauma indépendamment de l’évènement déclencheur pour porter notre attention sur son appréhension subjective. Cependant, le sujet n’est pas l’individu, comme le notait Jacques-Alain Miller dans son Point de capiton[1], en se référant à l’axiome de Lacan : « La subjectivité est transindividuelle »[2]. Cette assertion fut nécessaire à signaler dans le moment de la création du mouvement ZADIG, destiné à contrer la montée sur la scène politique des ennemis du genre humain. Il s’agissait alors pour les psychanalystes de « rejoindre à son horizon la subjectivité de leur époque »[3], d’être en phase avec l’esprit du temps et en prise directe sur les nouveaux défis qui se présentaient à eux. C’est à ce propos que J.-A. Miller avait posé l’existence d’un sujet du collectif.
Miquel Bassols, au moment du déclenchement de la pandémie COVID 19, prolongeait cette idée du sujet du collectif et remarquait que nous faisions au niveau planétaire l’expérience du réel dans le collectif[4], que nous avions affaire à l’irruption d’un réel sans loi – en ce cas, d’un reste de la nature qui jadis était régie par une loi prédictive. En reprenant cette idée du sujet du collectif, nous pourrions avancer également celle d’un traumatisme du sujet du collectif. On se souvient de l’effet de sidération, de déboussolage que les annonces de la propagation virale à l’échelle mondiale avaient eu sur nous, tandis que la dangerosité du virus prenait forme. Nous étions sous le choc. Mais le choc n’est pas en soi traumatique. Il ne faut pas confondre ce qui est traumatogène avec ce qui est traumatique. Serge Cottet, dans une interview accordée à La Cause du désir, soulignait que « tout évènement douloureux n’est pas traumatique au sens strict », et que « pour parler à bon escient de traumatisme, il faut la rencontre inopinée avec un réel générateur d’angoisse »[5].
Soulignons que le traumatisme n’est pas comme tel un concept psychanalytique et qu’il se rapporte à plus d’un titre à l’éprouvé de chacun. Freud lui a donné une portée sexuelle, Lacan l’a étendu aux effets de la langue comme telle sur l’être parlant, lalangue qu’il a qualifiée à la fin de son enseignement d’obscénité[6]. Ce qui revient à dire que le trauma est toujours une effraction de jouissance. Il fait trou dans la trame du sens. C’est le paradigme du traumatisme soutenu par Freud avant qu’il n’introduise la nécessité d’un second temps interprétant le premier évènement, lui conférant sa véritable charge traumatique, tout en ouvrant du même coup la voie à sa subjectivation. Si nous prenons en compte la dimension de l’après-coup, l’évènement pandémique n’a pas encore dit son dernier mot, car il reste au sujet du collectif à le subjectiver, l’interpréter.
Mais à croire que les temps se télescopent ! Encore immergés dans ce temps pour comprendre la crise pandémique, un peu de souffle à peine retrouvé, s’ajoutent à celle-ci les conséquences délétères du bouleversement climatique. Allons-nous de trauma en trauma ? Les catastrophes de cet été nous ont confrontés plus que jamais à l’irruption d’un réel sans loi, reste d’une nature échappant en effet à la loi prédictive, aujourd’hui du ressort d’une pluralité d’algorithmes. Prises en étau entre les contradictions de leurs mesures, des populations entières, paralysées, furent victimes du déchaînement sans précédent d’éléments naturels. L’Autre qui n’existe pas frappait à nouveau à notre porte.
Et les psychanalystes ? Répondant à l’instant de voir, ils furent quelques-uns, dans un élan intersubjectif, à avoir voulu rejoindre la subjectivité de leur époque. Ainsi, fut créée dans une des régions de l’EuroFédération de Psychanalyse, une antenne CPCT[7]. Offre de parole fut proposée à des personnes traumatisées qui nous rappelaient avec Freud que c’est l’absence même d’anticipation, d’apprêtement par l’angoisse, qui crée le traumatisme et plonge le sujet dans l’effroi[8]. Effroi collectif, mais pas seulement, car « un trauma appelle toujours, réveille, met au jour, le trauma de ce qui est pour chacun trou dans la symbolisation »[9]. Dès lors, il s’agissait de créer un lieu permettant à qui s’y adresse, d’entamer un processus de subjectivation de l’évènement contingent et d’ouvrir à l’inconscient intersubjectif. Pas de sujet sans l’Autre.
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[1] Cf. Miller J.-A., « Point de capiton », La Cause du désir, nº97, novembre 2017, p. 87-100.
[2] Ibid., p. 97.
[3] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.
[4] Bassols M., « La loi de la nature et le réel sans loi », Lacan Quotidien, n°875, 22 mars 2020, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[5] Cottet S., « Freud et l’actualité du trauma », La Cause du désir, nº86, mars 2014, p. 28.
[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.
[7] Antenne liégeoise du CPCT-Bruxelles.
[8] Cf. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », (1920), Œuvres complètes, vol. XV, Paris, PUF, 1996, p. 303.
[9] La Sagna P., « Les malentendus du trauma », La Cause du Désir, nº86, mars 2014, p. 49.