« L’inconscient est cette partie du discours concret en tant que transindividuel qui fait défaut à la disposition du sujet »[1].
En 1953, cette affirmation de Lacan prenait à contre-pied le courant de l’ego psychology qui était aux commandes du mouvement psychanalytique et visait au développement d’un moi fort. En 2022, elle conserve son tranchant dans le siècle par rapport à l’idéologie dominante qui s’incarne dans les impératifs de notre époque hyperindividualiste. La suprématie du capitalisme s’accompagne chaque jour davantage, en particulier grâce aux moyens électroniques, de la promotion de l’individu indépendant nécessaire à sa prospérité. Il devient auto-entrepreneur de lui-même. Il est conditionné à être responsable de sa réussite, de sa santé, de son bien-être et même de son bonheur. C’est le règne supposé de l’Un-tout-seul qui, à coup de développement personnel, de méditation de pleine conscience, de fréquentation de salles de sport et d’applications de rencontres, doit répondre à l’injonction du surmoi : jouis ! Non sans provoquer, quand le sujet mesure à quel point il est inégal à la tâche, dépression, burn-out, anxiété plus ou moins généralisée.
Alors qu’une bonne partie du champ psy s’est déjà laissé emporter par cette vague au point d’y contribuer à coup de théories neuro et de techniques diverses, il revient au psychanalyste d’offrir dans sa pratique un havre qui en soit protégé. Il accompagne le sujet dans la découverte que celui-ci est traversé par le discours de l’inconscient qui vient non pas de lui-même, mais de l’Autre. Qu’à proprement parler, il est ce discours, qu’il n’a d’être que de ce qui lui vient de l’Autre. C’est ce que savait le sujet de l’époque du règne du Nom-du-Père ou des formes plus anciennes de l’organisation sociale à l’intérieur de laquelle le sujet se savait pris dans un tissu symbolique de filiation, de parenté, de mythes…
Aujourd’hui, c’est pris dans des discours formatés, des formules toutes faites, des séquences de questions et réponses quasi automatiques, que la plupart des sujets se présentent à l’analyse. Cela évoque « le mur du langage qui s’oppose à la parole »[2] que Lacan épingle dans le même texte.
C’est tout spécialement le cas pour les sujets trans. Avec eux, il faut briser « le discours pour accoucher la parole »[3]. L’année qui vient de s’achever, comme l’avait annoncé Jacques-Alain Miller, s’est révélée l’année trans, non pas transindividuelle, mais transgenre. Voilà d’ailleurs une tâche supplémentaire qu’on vient d’ajouter au sujet contemporain : es-tu certain d’être né dans le bon corps ? Es-tu sûre que ton genre est en conformité avec ton esprit ? Choisis ton identité de genre, auto-affirme ton genre.
La spire de l’époque entraîne l’analyste dans la question trans. Mais jusqu’où doit-il se laisser entraîner ? Répondons : jusqu’au point, à chaque fois différent pour chaque analysant, où l’interprétation devient possible – encore faut-il qu’elle soit licite. Nous avons vu en effet apparaître la menace de criminalisation de cette intervention. C’est précisément sur ce point que l’École de la Cause freudienne a su intervenir dans le débat public pour préserver la possibilité de l’interprétation.
Ainsi, l’année qui vient de s’achever a démontré que c’est un challenge pour l’analyste de « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque »[4] pour faire de son être l’axe de la vie de ces sujets ; cela requiert à la fois son acte par l’interprétation et son action dans le débat public.
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[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 258.
[2] Ibid., p. 282.
[3] Ibid., p. 316.
[4] Ibid., p. 321.