Quelle Époque ?
La nôtre, en date de cette petite chronique pour l’Hebdo-Blog du 10 janvier 2022. Vous pensez peut-être que je vais vous parler d’épidémie, de virus et de variants… Détrompez-vous, parce que je ne sais pas où vous, cher(e)lecteur(e) en êtes, mais en ce qui me concerne, je suis lasse pour parler poliment, soûlée serait plus juste, de ce thème. Il m’évoque le sparadrap qui colle au capitaine Haddock, en ce qu’il semble impossible d’y échapper dans les conversations comme dans les médias. Ce virus fait au moins leur joie et leurs profits à défaut de faire les nôtres.
Quelle époque épique ! Deux mots dissemblables malgré les apparences. Si époque renvoie à un point de repère se caractérisant de faire date, d’être mémorable, épique nous mène, depuis Homère, vers l’épopée, l’épos et ses héros.
Parlons donc des héros d’aujourd’hui. Qui sont-ils ? Ce sont les Egos. C’est l’époque épique des Egos. Sur Twitter, Facebook ou autres Instagram, ils en sont les héros. Ou du moins se le font-ils croire. À cet endroit j’invoquerais volontiers Zazie : « Héros, mon c… »[1].
En 1999, à la veille du xxie siècle, furent publiés dans le cadre de l’IRMA[2], les textes et débats de la Convention d’Antibes, sous le titre « La psychose ordinaire »[3]. Lors d’un séminaire ultérieur, Jacques-Alain Miller avait fait une conférence sur ce qu’il avait nommé « les psychoses ordinaires ». Plus de vingt ans ont passé. Mais nous y puisons pour vous proposer la thèse suivante : les Egos ont triomphé et avec eux la psychose l’a emporté.
Les sciences dures, pas les sciences dites humaines qui déploient les idéologies, ont accès au réel par les mathématiques. Autrement dit, elles écrivent le réel en petites lettres. Depuis la Seconde Guerre mondiale et l’invention par le mathématicien Alan Turing de son concept de machine universelle, machine capable de réaliser un calcul en utilisant un algorithme conditionnel, le résultat en est devenu visible dans tous les domaines du lien social. Ce fut Von Neumann qui, mettant en application la machine universelle de Turing, permit aux ordinateurs de mettre en jeu des programmes de nature algorithmique. La programmation était née et avec elle la science informatique. L’information se chiffre au moyen du couple 0/1.
Effectuons un retour en arrière pour mettre l’histoire au travail du savoir.
En 1440, Gutenberg invente l’imprimerie, soit des caractères mobiles rentabilisés indéfiniment. La transmission de l’information entre dans un nouvel âge au xve siècle. Cent ans plus tard, Luther utilise des feuillets imprimés pour soulever les foules. Il traduit la bible en allemand, langue courante et non langue des érudits. S’ensuit un raz de marée protestant sur l’Europe. Dans la foulée viendront les guerres de religion et leurs conséquences humaines et économiques.
Il est donc clair que toute modification technoscientifique portant sur la circulation de l’information affecte le lien social dans son entièreté.
Nous sommes aujourd’hui, grâce à l’informatique et aux réseaux sociaux, confrontés à une modification de cet ordre. Elle signe la fin de ce que Georges Perec met en évidence dans Penser/Classer[4]. Par là même les diagnostics, qui sont des classifications opérées à partir de critères cliniques, deviennent obsolètes. Adieu, « Névrose, psychose et perversion ». À chaque Ego son autodiagnostic.
Mais alors où est passé l’inconscient, ignoré par les Egos qui pensent s’en être débarrassés ? Mais plus ils parlent, et jamais ils n’ont autant parlé, c’est-à-dire joui, plus ils le rendent puissant.
Et, comme toujours, Lacan avait anticipé la chose en glissant la clinique analytique vers la topologie borroméenne : pluralisation des modes de jouir et leçon de Joyce sur l’Ego comme symptôme[5].
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[1] Cf. Queneau R., Zazie dans le métro, Paris, Seuil, 1959.
[2] IRMA est l’acronyme de l’Instance de Réflexion sur le Mathème Analytique.
[3] Cf. Miller J.-A. (s/dir), La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Agalma / Le Seuil, 1999.
[4] Cf. Perec G., Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985.
[5] Cf. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 565-570.