Entre-deux

Les Journées de l’Ecole approchent. Un certain fourmillement se fait sentir. L’Hebdo-blog reçoit de nombreux témoignages des élans formés dans les villes et les régions. Cette semaine, comme la semaine prochaine, il se fait le vecteur des résonances du thème qui nous occupe depuis plusieurs mois.
Clinique et artistique : telle est l’allure du numéro d’aujourd’hui. Deux pans par lesquels le thème s’est fait attraper. Deux déclinaisons qui font le terreau des soirées préparatoires et que nous avons choisi d’allier ensemble le temps d’une publication.

Dans les Sept remarques sur la création(1), Jacques-Alain Miller évoque l’objet d’art, qui, bien qu’il ne soit pas interprétable en tant qu’objet, « n’en est pas moins situé par rapport à des coordonnées de discours » et, continue-t-il, « rien n’empêche de le localiser à partir des termes du signifiant-maître, du savoir, du sujet ».
Les films, les livres, les expositions d’art, demeurent intactes en tant qu’objets. Mais les coordonnées de discours d’où ils ont émergé, le savoir insu de celui qui les a façonnés : ce sont des données qui peuvent être fouillées, décortiquées, interprétées. Et c’est une fouille infinie puisque cet élan ne vise qu’à localiser l’objet.
C’est pourquoi, dit J.-A. Miller dans la troisième remarque, « c’est l’art qui interprète le commentateur, en ceci au moins qu’il le fait parler »(2).
Ainsi, les œuvres d’E. Ionesco, de F. Truffaut ou de Gaston Chaissac font parler. Et les commentaires peuvent être multiples puisqu’aucun dernier mot ne pourra être formulé à leur sujet. Puisque l’angle à partir duquel ils se déplient est le thème « Apprendre : désir ou dressage ? », les commentaires trouvent une résonance singulière, celle du temps des activités de l’Ecole.
Les soirées préparatoires et les témoignages qui leur succèdent, s’inventent ainsi dans un entre-deux. Et ce balancement entre deux rives suit le rythme et le temps de l’Ecole.

1 Miller J.-A. « Sept remarques de Jacques-Alain Miller sur la création », Lettre mensuelle n°68, p. 9.

2 Ibid.




Le savoir inconscient est-il déjà là ?

Nous publions ici de larges extraits de la conférence que Sonia Chiriaco a donnée à Amiens le 16 septembre.

L’inconscient, nous dit Lacan dans le Séminaire XI, « se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire (…) du non né. Que le refoulement y déverse quelque chose n’est pas étonnant. (…) Cette dimension est assurément à évoquer dans un registre qui n’est rien d’irréel, ni de dé-réel, mais de non-réalisé. Ce n’est jamais sans danger qu’on fait remuer quelque chose dans cette zone de larves… » nous prévient Lacan.
Qu’apprend l’analysant à s’aventurer dans cette zone de l’inconscient ? « Ce qui se présente dans cette béance (…) se présente comme la trouvaille qui est en même temps une solution » dit Lacan. Mais c’est aussi bien une retrouvaille, « et qui plus est, elle est toujours prête à se dérober à nouveau, instaurant la dimension de la perte ».
Dans ce séminaire, Lacan insiste plus d’une fois à montrer que ce qui se répète se produit « comme au hasard » et il rappelle que dans l’histoire de la psychanalyse, « la fonction de la tuché, du réel comme rencontre en tant qu’elle est toujours manquée », s’est d’abord présentée sous la forme du traumatisme.
Quant au fantasme, il « n’est que l’écran qui dissimule quelque chose de tout à fait premier, de déterminant dans la fonction de la répétition. »

Toujours en avance sur lui-même, Lacan anticipe sur ses avancées futures et, dans la dernière séance du séminaire XI, il pose la question à son auditoire : « Comment un sujet qui a traversé le fantasme radical peut-il vivre la pulsion ? Cela est l’au-delà de l’analyse et n’a jamais été abordé. »(1).

Il tentera de régler cette question avec sa proposition sur la passe en 1967. Il faudra cependant attendre son tout dernier enseignement pour voir cette question résolue.

Dans « L’envers de la psychanalyse », il va préciser en quoi sa doctrine concernant la répétition diffère de celle de Freud. Comme il l’a annoncé, ce séminaire est une « reprise à l’envers » de sa propre doctrine. C’est encore par un retour à Freud qu’il procède, en s’appuyant spécialement sur la découverte freudienne de la pulsion de mort. Il rappelle d’abord que c’est du discours freudien sur la répétition qu’il a extrait la fonction d’objet a, défini ici comme une perte. « La répétition a un certain rapport avec ce qui, de ce savoir, est la limite, et qui s’appelle la jouissance »(2) dit-il.
« La répétition est fondée sur le retour de la jouissance », mais ce retour comporte une perte, un ratage, car l’objet, comme l’a vu Freud, est irrémédiablement perdu.(3)
L’ajout de Lacan, précise-t-il, c’est le trait unaire, à savoir « la forme la plus simple de la marque, qui est à proprement parler, l’origine du signifiant. » S’il revient ici à la fonction du signifiant, c’est dans une nouvelle perspective où c’est plutôt la jouissance qui se retrouve au premier plan : « Le signifiant s’articule donc de représenter un sujet auprès d’un autre signifiant. C’est de là que nous partons pour donner sens à cette répétition inaugurale en tant qu’elle est répétition visant la jouissance. »(4).
Il ne s’agit plus tout à fait du trait unaire tel que Lacan l’avait isolé dans son séminaire sur l’identification, car ici, le trait unaire sert la jouissance en tant qu’elle excède le plaisir. « La répétition, ça ne veut pas dire – ce qu’on a fini on le recommence… c’est une dénotation précise d’un trait… en tant qu’il commémore une irruption de la jouissance »(5), dit-il dans L’envers de la psychanalyse.

Dans son intervention « Lire un symptôme », J.-A. Miller a montré comment l’addiction est à la racine même du symptôme : « on boit toujours le même verre une fois de plus… C’est en ce sens que Lacan a pu dire qu’un symptôme est un et cætera. »(6)
On voit ainsi comment la répétition vise la recherche d’une jouissance à jamais perdue et bute toujours sur l’insatisfaction qui oblige à recommencer ; mais aussi comment dans cette itération même, la réitération du même, se glisse la jouissance.
La jouissance est-elle primaire, demande J.-A. Miller ? Elle apparaît première dans la mesure où c’est le corps qui se jouit, où la jouissance est du corps. Mais chez le parlêtre, elle subit inévitablement l’influence de la parole.(7) La jouissance du symptôme n’est donc pas primaire ; elle est produite par le signifiant, par « la rencontre matérielle d’un signifiant et du corps. »(8)
Elle entre en jeu par hasard, par accident. Ce hasard, épinglé par Lacan dès le séminaire XI, va prendre une place prépondérante dans son tout dernier enseignement.
« Ce que Lacan a appelé le sinthome, c’est un circuit de répétition, un cycle de savoir-jouissance qui se déclenche à partir d’un événement de corps, c’est-à-dire de la percussion d’un corps par le signifiant. »(9), résumera J.-A. Miller. Et cet événement de corps est lui-même contingent.

Nous avons vu que Freud a buté sur les restes symptomatiques à la fin de l’analyse. Pour lui, cette butée, c’était le roc de la castration et du penisneid. Lacan est allé au-delà, il a considéré que l’analyse avait une fin et il a inventé la passe. Sa passe de 1967 est la passe du désêtre d’où surgit le désir de l’analyste. Il n’en restera pas là. Lacan a fait lui-même un long détour avant de constater que l’analyse n’était pas sans restes symptomatiques et que la fin de l’analyse consistait plutôt à se débrouiller avec son sinthome, à savoir y faire, à savoir le manipuler. « L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes… L’analyse consiste à ce que l’on sache pourquoi on en est empêtré »(10) dira-t-il dans « Le moment de conclure ».
« Savoir y faire avec son symptôme c’est là la fin de l’analyse… Il faut reconnaître que c’est court », ironise Lacan dans « L’insu que sait… ». Cette remarque, en effet, contraste avec la durée de l’analyse ; elle renvoie néanmoins à ce peu de chose essentiel qui reste à la fin de l’opération analytique, ce sinthome, reste indivisible, irréductible, nécessairement concis, indispensable au sujet, avec lequel il devra se débrouiller. Une nouvelle version de l’apprentissage, plutôt inouïe !

1 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 246.

2 Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, p. 14.

3 Ibid.

4 Ibid., p. 53.

5 Ibid., p. 89.

6 Miller J.-A., « Lire un symptôme », Mental n°26, p. 58.

7 Ibid., p. 56.

8 Ibid., p. 58.

9 Miller J.-A. L’orientation lacanienne, L’être et l’Un, enseignement prononcé dans le

cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 2011.

10 Lacan J. Le Séminaire, livre XXIV, « Le moment de conclure », inédit.




Aux sources du désir de cinéma

Au cinéma, croire à l’inconscient (1) est le beau titre d’un ouvrage récemment paru sous la direction de Jeannne Joucla, qui entourée d’autres collègues de l’ACF à Rennes, a provoqué sur plusieurs années des rendez-vous avec des cinéastes et leurs œuvres. Ces interviews sont enseignants sur ce qu’est le désir de cinéma, sur ce qui l’anime et lui donne sa respiration, non pas par l’étalage d’un savoir-faire appris sur le banc des Ecoles et peaufiné au fil du temps, mais par la façon dont chaque auteur consent à laisser résonner dans ce qu’il filme, l’impact des mots, collision souvent contingente et dont il n’est pas sorti indemne. Si ces cinéastes peuvent être considérés comme « précieux alliés » du psychanalyste, c’est parce que « écrire, réaliser, mettre en scène, monter, veut dire, articulé aux conséquences de l’inconscient »(2).

À la question de savoir si le cinéma a une quelconque prise sur le réel, question ayant laissé sceptiques des générations entières de psychanalystes quant à ce que le septième art pouvait leur apprendre, Gérard Wacjman répond par une affirmative parfaitement assumée : « la salle obscure est un lieu de liberté qui au contraire de nous éloigner, nous branche sur le réel »(3). Son magnifique texte d’ouverture opère un renversement de l’idée du cinéma comme un paquebot de rêve fait pour nous bercer, en faisant bondir dans le flot d’images qui défile, un réel pouvant sonner comme un réveil. Celui rencontré par Serge Toubiana enfant devant ce que lui révèle de la castration aussi bien la misère que la détresse de Guiletta Masina dans La Strada. Celui de l’iceberg percutant le Titanic et par lequel s’engouffre le Nouveau Monde en faisant sombrer l’ordre ancien où chaque chose se tenait à sa place. Mais aussi, et comment, ce réveil qui peut être pour une femme la rencontre imprévue avec un grand amour, tel le personnage de Kate Winslet, annonçant avec son oui ces autres oui de l’émancipation féminine qui viendra bouleverser le siècle naissant. Et c’est en suivant le trajet du bijou jeté à l’océan par-dessus bord que Wajcman fait surgir de manière éclatante l’extimité propre au cinéma, en nouant l’intime et le monde, dans cet objet dedans-dehors qu’est l’objet a(4).

Benoit Jacquot confie, dans un passage saisissant, comment son désir de cinéma s’est noué à la lecture, durant l’enfance, via un objet singulier, la voix de sa mère lui racontant au seuil de la nuit les films qu’elle venait de voir avec son père. « Bête fauve », « corne du taureau », Jacquot met un point d’honneur à faire entendre en quoi, parmi les artistes, c’est notamment le cinéaste qui se cogne contre ces solides, ces figures du réel. Il s’attarde sur sa formule, un rien équivoque, employée jadis, selon laquelle le cinéma implique de « domestiquer le réel », occasion de préciser que loin de designer une quelconque maîtrise, cela vient nommer la façon dont le cinéaste est appelé, dans ce qu’il filme, à approcher, contourner, « ce qui est le réel de la chose, c’est-à-dire ce qu’on ne sait pas »(5).

Souvenirs des films, des lectures, quelques idées erratiques, voilà ce qu’anime le désir de raconter une intrigue, « de préférence un peu obscure » chez Pascal Bonitzer. Scénariste au départ, le cinéma s’est trouvé pour lui dès le début entrelacé à l’écriture. S’il concède que la rencontre bonne ou mauvaise est au départ de tous ses films, il lui est arrivé d’être interprété par son propre film, notamment le premier, Encore, dont les éclats de rire dans la salle, le laissent stupéfait, réalisant alors qu’à son insu il a tourné une comédie. Depuis, ses films se tiennent sur « une ligne de crête, une ligne d’instabilité », où il ne peut avancer qu’en faisant « confiance à une certaine ignorance, une façon de faire confiance à l’inconscient »(6).

Scénaristes et metteurs en scène, Sophie Fillières et Mathieu Amalric livrent aussi les contours de ce lieu inattendu où le désir de cinéma prend vie. Pour chacun, les images qu’ils tournent gardent un lien étroit avec la limite des mots au cœur de l’écriture. « Quelque chose d’arraché à l’impossible »(7) pour S. Fillières ; prendre acte de ce que de la rencontre entre les corps ne peut pas être « disséquée »(8) par les mots, pour M. Amalric. D’autres rencontres, d’autres ponctuations lumineuses sur des films s’enchaînent dans ce livre, donnant corps à la thèse inaugurale de Gérard Wacjman où il rend solidaires deux moments majeurs de la fin du XIXème siècle : la première projection publique des frères Lumière en 1895 et le consentement de Sigmund Freud à ce que l’hystérique lui apprenne la voie de la talking cure. Surgissement de deux lieux de vérité inédits qui entretiennent dans ce livre, la plus joyeuse des conversations.

1 Au cinéma, croire à l’inconscient, sous la direction de Jeanne Joucla, Editions Nouvelles Cécile Defaut, Lormont, 2016.

2 Joucla, J., Op. cit. p. 19.

3 Wacjman, G., « Vive l’eau de Rose ! », Op. cit. p. 8.

4 Ibid., p. 12.

5 Ibid., p. 26.

6 Ibid. p. 48.

7 Ibid., p. 59.

8 Ibid., p. 67.




“M pour Mabel”. Face au deuil : désir ou dressage

« L’archéologie de la douleur ne se fait pas avec ordre et méthode »(1).

Le téléphone retentit. Helen apprend que son père vient de mourir d’une crise cardiaque. « Mort. Je me suis retrouvée au sol. Les jambes coupées, je m’étais effondrée »(2).
Son monde vacille. Sans conjoint ni enfant, cette historienne passionnée de fauconnerie depuis l’enfance se met alors en tête de faire l’acquisition d’un autour. Moment de franchissement. Car l’autour, « Graal obscur des ornithologues »(3), animal sanguinaire des forêts profondes, est réputé indressable. « Il y a là-dedans quelque chose de vivant »(4) se formule-t-elle au moment tant attendu de réceptionner la boîte renfermant l’oiseau. Et la voilà qui, croyant pouvoir dénicher son père au cœur de la forêt, se retranche dans sa forteresse avec son rapace.
Livre autobiographique aux accents hamlétiens, M pour Mabel retrace une quête à la frontière entre vie et mort, beauté et laideur, humanité et sauvagerie. Dans ce long travail archéologique en compagnie de Freud, « parce qu’il était encore à la mode à l’époque »(5), Helen tente de dénouer les nœuds de sa tragédie, les liens qui l’unissent au père. C’est dans un jeu en miroir avec l’auteur de La quête du roi Arthur, T.H. White(6), lui-même ayant tenté de dresser un autour dans une lutte sans merci, qu’elle aborde la question du dressage des pulsions.
La passion d’Helen pour la fauconnerie prend sa source dans celle du père qui, enfant, observait les avions bombardiers pendant la guerre, et qui devint photoreporter. Selon Helen, son père luttait avec son appareil contre la disparition. Elle évoque par ailleurs une perte précoce dont elle fut longtemps tenue dans l’ignorance, celle de son frère jumeau mort peu après sa naissance : « J’avais toujours eu l’impression qu’il me manquait une partie de moi-même »(7).
Nous mesurons là que la dimension scopique occupe une place de choix, ce que nous retrouvons dans sa position de spectatrice depuis sa plus tendre enfance.
Sa fascination dévorante pour l’autour s’origine d’ailleurs dans un épisode d’une terreur exquise lorsqu’à 12 ans, elle assiste frissonnante à la mise à mort d’un faisan par un autour. Elle repart avec six plumes du faisan dans son poing. « C’était la mort que j’avais vue »(8).
La perte brutale du père donne alors l’occasion à cet oiseau du passé de faire retour : « C’était l’autour qui s’était emparé de moi, pas l’inverse »(9). Elle l’appellera Mabel(10).
Se comparant à Hamlet qui n’est fou « que par le vent du nord-nord-ouest » et qui sait « distinguer un faucon d’un héron »(11), Helen cherche à tamponner la douleur du deuil par cette folie passagère, « pour combler l’abîme et construire un monde neuf et à nouveau habitable »(12). Dans ce bricolage, elle va mettre en œuvre une modalité du fort-da : « Il n’y avait rien qui puisse autant soulager mon cœur en deuil que l’autour revenant sur mon poing »(13).
Lacan précise: « (…) le deuil, qui est une perte véritable, intolérable à l’être humain, provoque pour lui un trou dans le réel. (…) ce trou se trouve offrir la place où se projette précisément le signifiant manquant. (…) Ce signifiant, vous ne pouvez le payez que de votre chair et de votre sang. Il est essentiellement le phallus sous le voile »(14).

Helen fait appel à tous les signifiants du dressage pour venir border le trou. L’un d’eux d’ailleurs, « Yarak », est un terme turc pour désigner l’autour lorsqu’il est d’humeur à tuer – et qui signifie en argot « pénis ». Cette humeur à tuer, Helen la mettra en acte dans des séquences de mise à mort et de dévoration. De quoi faire surgir sa question : « Tel était le grand mystère qui se reproduisait chaque fois. Comment les cœurs cessent de battre »(15). Le cœur, c’est celui du père, du frère, le sien.
Au fur et à mesure, Helen repère que cela ne peut constituer à terme une solution, que c’est un renversement : « Je suis devenue un spectacle (…). Pour la communauté, je représente la mort »(16).
Face à la disparition jugée « absurde » du père, parviendra-t-elle à redorer le blason paternel ? Aiguillonnée par le dard de la culpabilité, Helen se réveillera-t-elle ?
Ce parcours si singulier montre comment un sujet tente de dresser un cœur sauvage, d’apprivoiser sa question entre vie et mort, et de se dresser soi-même pour évacuer la question du désir.
« J’étais furieuse contre moi-même, contre ma propre certitude inconsciente que la nature était le remède dont j’avais besoin. Nos mains sont là pour serrer les mains d’autres humains. Elles ne doivent pas seulement servir de perche à un faucon »(17).

(1) Macdonald H., M pour Mabel (H is for hawk, 2014), Fleuve Editions, Paris, 2016, p. 270.

(2) Ibid., p. 23.

(3) Ibid., p.13.

(4)Ibid., p.78.

(5)Ibid., p.115.

(6) T.H. White (1906-1964) a écrit un livre sur le dressage de son autour : The Goshawk (1951).

(7) H. Macdonald, op. cit., p.74

(8)  Ibid., p.34.

(9)  Ibid., p.39.

(10) « Mabel » vient du mot latin « amabilis » = « aimable », « digne d’être aimé ». Par superstition, le choix du nom du rapace est fait de façon inversement proportionnelle aux qualités attendues par le fauconnier.

(11 )Shakespeare W., Hamlet (1603), Librio, Paris, 2004, p. 49.

(12 )Macdonald H., op. cit., p. 28.

(13)Ibid., p.189.

(14Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, « Le désir et son interprétation » (1958-1959), Seuil, Paris, 2013, p. 398.

(15) Macdonald H., op. cit., p. 266.

(16) Ibid., p. 300.

(17)  Ibid., p. 294.




Conversation clinique à Ville d’Avray

En ce lieu magnifique, sous les rayons d’un soleil éclatant, prémisses de l’été indien, une après-midi de travail aussi dense qu’éclairante nous attendait le 14 octobre. Dominique Laurent, extime pour cette Vème conversation clinique préparatoire aux J47, introduit les deux séquences de travail qui suivront par ce titre « Vanité du savoir, vérité de la jouissance ».

Elle en dépliera la subversion dans le contexte du discours de la science dominant aujourd’hui, celui des sciences cognitives au service de la norme universelle à atteindre, pour tous, par des méthodes d’apprentissage dites efficaces(1), et, en reprenant le fil de l’enseignement de Lacan. Si la psychanalyse vise en effet ce qui résiste, insiste, embrouille – vérité de la jouissance, Dominique Laurent souligne et rappelle, contre toute perspective cynique d’une psychanalyse qui s’arrêterait à la loi d’airain de la jouissance et d’un savoir y faire avec, le basculement qu’opère la Proposition du 09 octobre 1967.
A partir de là, la fin de l’analyse et la position de l’analyste seront articulées au désir de savoir, conception corrélative d’une nouvelle définition de l’inconscient indexé à sa matérialité et de la vérité promouvant « le savoir comme articulation de signifiants hors sens »(2). La cure, au-delà du sens, de S1 vers S2, pointerait vers un S1 tout seul, ne fonctionnant plus comme un signifiant. D’où la question de la transmission de ce savoir si singulier qui ne s’enseigne pas, produit du parcours analytique, de l’amour de transfert ou horreur de savoir au désir de savoir, dont les AE rendent compte dans notre Ecole.
Ainsi le savoir dans la psychanalyse dont le point de fuite reste celui du rapport sexuel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, oblige à une exigence épistémique rigoureuse, que cette après-midi de travail confirme.

Les trois cas de la première séquence auront déplié chacun à leur manière, pour ces sujets respectivement débordés, embrouillés et empêchés avec le savoir, comment l’analyste opère là où les diagnostiques-étiquettes impliqueraient un protocole de forçage et de rééducation à la norme sociale du « pour tous ». Ces cas très contemporains auront ainsi montré que si la solution avec la psychanalyse n’est pas toute prête du côté d’un clinicien au savoir a priori, elle ne se fait pas pour autant sans lui.
Ainsi, ce jeune homme reçu par Pierre-Ludovic Lavoine dans l’imminence d’un passage à l’acte avec un contexte hallucinatoire : pour ce sujet dressé au travail par un père incarnant pour lui la figure persécutrice d’un idéal de savoir sans faille, l’analyste, via la modalité de la conversation, en se laissant enseigner et visant une décomplétude de l’Autre, aura pu ne pas incarner un Autre omniscient, persécutant – marge de manœuvre délicate et sur le fil.
Le cas éminemment contemporain, emblématique de notre problématique, qu’Omaïra Meseguer nous propose, nous enseigne quant à lui sur ce qui s’écrit de la position de jouissance d’une adolescente qui, tout en venant la rencontrer pour « phobie scolaire », se présente à elle comme une « dys » : dyslexique et dysorthographique. La direction de la cure lui permettra de produire sa propre définition de la dyslexie, où l’insupportable d’une lettre remplacée par une autre fait écho à sa position d’objet, remplaçant dans le désir de la mère une autre fille morte-née au même prénom, à une lettre près !
Enfin, L’envers du travail proposé par Bénédicte Jullien éclaire sur ces sujets qui, aux prises avec un surmoi féroce en ces temps d’idéal de performance, se retrouvent précisément en panne. Ici c’est une panne dans les études, que cette jeune femme recouvre d’abord par un traumatisme d’attouchement sexuel subi dans l’enfance. Là où d’autres en auraient fait leur miel, l’analyste, sans faire l’impasse sur ce fait, ne lui donnera pas consistance, prélevant le signifiant « travail », signifiant-maître pour ce sujet, associé au grand-père, tout juste décédé, et déporté en camp de travail pendant la guerre ; cela l’orientera vers une perte de jouissance lui permettant de retrouver sa voie au travail en desserrant un surmoi mortifère.
Puis vint la deuxième séquence de l’après-midi, ouverte par Mireille Battut, présidente de La Main à l’oreille, association de parents et d’amis de personnes autistes, dont les propos si précieux ont raconté comment « elle s’est laissé enseigner par son fils Louis à devenir la mère de cet enfant-là »(3). Pour finir, Liliana Salazar-Redon reprit le parcours d’un sujet qui de ses 4 à 15 ans a vu se transformer le trop de bruit et de regard des acteurs sociaux éducatifs qui l’entouraient en partenaires de traitement de son réel, loin du forçage préconisé au départ.
Quelle après-midi enseignante ! Preuve s’il en était besoin, que l’exigence épistémique et éthique, loin de tout cynisme, est bien ce qui oriente l’analyste, tant dans les cures que dans ses travaux.

1 Voir le programme d’enseignement à l’Ecole normale et le séminaire de Stanislas Dehaene en Psychologie cognitive expérimentale au Collège de France qui articulent éducation et sciences cognitives.

2 Dominique Laurent, « Vanité du savoir, vérité de la jouissance », Vème Conversation de Ville d’Avray, 14-10-2017.

3 Expression de Dominique Laurent suite à l’intervention de Mireille Battut.




Un pour tous ou tous pour un ?

Je travaille dans un établissement qui embauche des personnes reconnues « handicapées » en milieu protégé, en continuité avec leur parcours institutionnel ou plus rarement suite à une rupture psychique et/ou sociale. Ma pratique consiste à soutenir les sujets, leur place et leur fonction singulière, face à la demande d’une institution qui s’oriente de « la valeur du travail ». Le statut commun de « travailleur », fait office d’une identification imaginaire et permet une inscription sociale reconnue. Pour autant, tous ne répondent pas à ce signifiant de la même façon. La valeur travail n’est pas Une, elle se décline selon la singularité de chacun. Ce n’est pas la valeur du travail en tant que telle qui permet une stabilisation, mais la fonction qu’elle prend pour le sujet et la place que ça lui donne.
De fait, il faut repenser à chaque fois la mise au travail du travailleur, qui ne se réduit pas à l’acquisition de compétences. Les fiches pédagogiques, élaborées et adaptées pour tous les apprentissages techniques, ne suffisent pas à réguler les symptômes de chacun. Ainsi, ce qui se manifeste par des absences répétées, par un collage au moniteur, ou par une inertie, est considéré comme un manque : manque d’autonomie, manque de motivation, en somme un manque de compétence. La recherche de solution est court-circuitée par l’exclusion car : « nous ne sommes pas un lieu d’apprentissage » entend-on. Ce dédouanement face au réel de la clinique qui freine l’activité de l’entreprise est corrélé à la prégnance d’une logique de productivité. Lorsque ce point de butée est rencontré, on n’en veut rien savoir et préfère s’en débarrasser, car trop encombrant. Les situations prennent alors un caractère urgent et sont peu questionnées par un regard clinique. Comment faire entendre que ce reste qui rate et se répète ne requiert pas d’un apprentissage pareil pour tous, mais d’une mobilisation vivante et désirante de chacun et de l’invention des accompagnements singuliers.
La demande de quelques-uns de l’équipe faite au psychologue est que celui-ci leur donne « des astuces pour ne pas mal faire » avec les travailleurs. Si l’on entend une prise de responsabilité dans l’accompagnement, ce désir d’en savoir un peu plus n’est pas partagé par tous. La mise au travail clinique est entravée par la logique entrepreneuriale de l’institution, qui fait tant l’objet de plainte que de complaisance.
Le temps des projets personnalisés, basée sur l’évaluation, est surtout l’occasion de rencontrer individuellement le moniteur référent de chacun, pour soulever les singularités, mobiliser le désir et une mise au travail. Certains ne se sentent pas concernés, ayant parfois pour effets des passages à l’acte dénudant un insupportable. D’autres sont en demande d’un savoir-faire déjà là mais pourtant ignoré. Le leur faire entendre provoque un réveil, non sans une petite angoisse pour certains d’être des partenaires à temps pleins de ces sujets. Cette angoisse peut-être productive et ouvre aux questionnements, elle a des effets cliniques.
Ces sujets nous pointent par la recrudescence de leurs difficultés – encore faut-il les entendre – la défaillance institutionnelle, là où elle tend au contraire à améliorer sa productivité et l’amélioration de ses méthodes pédagogiques et évaluatives. C’est au un par un que cela s’opère, tant du côté des travailleurs que de celui de l’équipe, via les moyens de production que seraient le désir et l’angoisse. Ce n’est pas plus à eux qu’à nous de se mettre au travail, pour que ce lieu demeure ce qui fait son essence : un milieu adapté, non pas pour tous, mais à chacun.




Quand le corps objecte à l’apprentissage

Depuis 60 ans La Leçon de Ionesco se joue au Théâtre de la Huchette à Paris, mais rien ne s’est figé, au contraire, comme nous avons pu le constater avec Virginie Leblanc, invitée de la soirée préparatoire aux 47e journées de l’École. Les questions soulevées par Ionesco, toujours actuelles, confirment à nouveau le dit de Lacan sur l’artiste qui précède le psychanalyste.

Ionesco craignait « ceux qui désirent ardemment le salut ou le bonheur de l’humanité » et écrivait : « Quand je vois un bon apôtre, je m’enfuis comme lorsque que je vois un dément criminel armé d’un poignard(1)». Dans La Leçon, le poignard est dans la main du Professeur. Le public assiste à la confrontation de deux jouissances qui s’excluent : celle du Professeur, celle de l’Élève.
Dans le débat, la question centrale a été celle du corps, saisie par Virginie Leblanc qui, dans un édito de l’Hebdo Blog de 2016, évoquant « cette substance jouissante qui perce l’enveloppe corporelle » écrivait : « Qui mieux que les artistes qui mettent en scène, déforment, triturent et découpent le corps en organes fétichisés, pour donner à voir ce qui fait le plus intime de notre expérience ?(2)». Lors du débat, elle fait remarquer que dans ce petit théâtre les spectateurs sont « corporellement très proches de ce qui circule sur scène ». Ils voient la sueur sur le visage congestionné du Professeur, entendent sa respiration comme celle de l’Élève. Les corps sont là et témoignent magnifiquement « qu’apprendre et vouloir apprendre sont du côté du corps, de la libido, de la jouissance » tout autant qu’enseigner ou vouloir enseigner, la jouissance du professeur se nouant à celle de l’élève. Elle évoque, en citant Philippe Mangeot(3), une sorte de « devenir gourou du professeur » dont le but est de dire « regarder ma matière, regarder comment j’enseigne, ayez le même désir que le mien ». Et il ne faut pas que l’élève résiste.
Dans « L’enfant et le savoir » J.-A. Miller souligne qu’« il s’agit toujours de réduire, de comprimer, de maîtriser, de manipuler la jouissance de celui que l’on appelle un enfant pour en extraire un sujet digne de ce nom, c’est-à-dire un sujet assujetti (4)». C‘est ce que le Professeur de La Leçon annonce à l’Élève : « Mais il faut aussi soustraire. Il ne faut pas uniquement intégrer. Il faut aussi désintégrer. C’est ça la vie. C’est ça la philosophie. C’est ça la science. C’est ça le progrès, la civilisation !(5) ». Il lui fait entendre dans les répliques suivantes l’équivalence entre la soustraction et la castration en lui donnant l’exemple de lui enlever, lui arracher un bout de corps (le nez, l’oreille(6).)
Mais, « elle a son propre savoir auquel elle s’accroche », et, saisie entre fascination et résistance, elle s’insurge contre cette opération que le Professeur veut accomplir sur elle. « Elle ne lâche rien(7) » et met ainsi le Professeur face à une forme d’impuissance insupportable ; il se déchaine, « aucun des deux ne veut céder ». Les corps menacent, l’un d’exploser, l’autre de se dissoudre. Ça dérape au moment du cours de philologie : « l’illogisme absolu de la langue traverse le corps du Professeur en transe ». Il lui signifie que de ce qu’il lui enseigne « elle devra se souvenir jusqu’à l’heure de sa mort ». « Oh! Oui, Monsieur, jusqu’à l’heure de ma mort ….(8) ». Elle perd pied, « son corps objecte », la douleur du corps envahit la scène, le mal de dent s’installe; elle lâche prise. Pour la comédienne « c’est comme si le corps disait ‘stop’ avant l’intelligence ou la conscience ».
La bonne, qui a fonction de tiers dans cette relation a – a’ tente vainement d’intervenir. Au-delà de la relation éducative, c’est la pulsion de destruction qui est à l’œuvre, la question du pouvoir sur l’autre et ce, quel que soit le contexte, ainsi que l’ont fait remarquer les comédiens qui trouvent leurs appuis pour travailler leurs rôles « dans des exemples extraits d’autres champs : la famille, le travail », mais aussi « la relation d’éducation thérapeutique(9) ».
Pour Ionesco, « Vivre c’est mourir et c’est tuer : chaque créature se défend en tuant, tuer pour vivre. Dans la haine de l’homme pour l’homme – qui a besoin, lui, d’une doctrine lui permettant de tuer avec bonne conscience- dans cet instinct inné du crime (politique, patriotique, religieux, etc.) n’y a-t-il pas comme une détestation souterraine de la condition mortelle ?(10) »

1 Eugène Ionesco, « Avant première de Tueurs sans gages » (1959), Notes et contre notes, Paris, Gallimard, 1966, p. 229.

2 Virginie Leblanc, « Miroir, mon beau miroir », édito Hebdo-Blog, no 70, 18 mai 2016.

3 Emission de Lacan TV à écouter sur https://www.lacan-tv.fr/video/philippe-mangeot-on-ne-sait-jamais-ce-quon-apprend-aux-eleves/

4 Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », Peur d’enfants, Paris, Navarin, 2011, p. 15.

5 Eugène Ionesco, La Leçon, Théâtre complet, T.1, Paris, Gallimard, 1954, p. 69-70.

6 Ibid, p.70.

7 Virginie Leblanc

8 Eugène Ionesco, La Leçon op. cit., p. 77.

9 Virginie Leblanc.

10 Eugène Ionesco, Notes et contre notes, op. cit., p. 230.




Le professeur enseigne, l’élève n’apprend pas

C’est sous ce titre que s’est tenu un après-midi de travail préparatoire aux journées 47 de l’ECF, ce samedi 30 septembre à Mons (ACF-Belgique), dans les murs de l’école Condorcet – une Haute École formant notamment des instituteurs et des professeurs. Ce fut très vivant ! Quelques petits intermèdes de Jacques Brel chantant Rosa, la lecture de passages de Chagrin d’école de Daniel Pennac, ainsi que des extraits de La leçon d’Ionesco constituèrent une belle entrée en matière ! La teneur des exposés suscita des échanges intéressants avec la salle.
De cet après-midi, je retiendrai l’antinomie entre le savoir et l’enseignement. Le savoir est un moyen de jouissance propre à chacun. Dans l’enseignement, l’apprentissage est une question de rencontre. Dans le savoir, il y a ce qui est inoubliable. L’inconscient est la mémoire de ce que l’on oublie. Reste inoubliable ce qui a modifié notre façon de jouir. L’inconscient ne s’enseigne pas, l’enseignant est l’analysant.
La présentation faite par Jean-François Lebrun, de Maurice Olender, à partir de son livre Un fantôme dans la bibliothèque, a bien montré la singularité du savoir comme moyen de jouissance. Cet enfant « né de la survie » en 1946, a baigné dans « le parler de ce qui n’existe plus » : les disparus de la persécution antijuive. Enfant, il ne veut rien savoir des lettres ; il passera pourtant sur le tard le jury central. C’est alors qu’il erre dans les rayonnages de la Bibliothèque Royale, qu’il est interpellé par ce carton nommé « fantôme » marquant symboliquement la place réelle des livres absents. Son intérêt pour ce détail, qui n’est pas anodin, le conduira à devenir philologue des langues anciennes et historien du racisme.
Un enseignant, comme en a témoigné Yohan De Schryver, confronté à l’impuissance face à des élèves, peut passer de l’impuissance à l’impossible, du rouspéteur au révolté. Le discours analytique est le seul à permettre de transformer la plainte en levier. Le désir de l’enseignant est primordial pour faire du lycée ce que disait Freud : « un lieu procurant l’envie de vivre. » Philippe Hellebois nous a fait cette proposition : « l’enseignant trouve du neuf, tandis que le prof répète ! »
Quand un élève manifeste des symptômes à l’école, bien souvent, un diagnostic est dressé par l’école, le médecin : phobie scolaire, dépression pour échec scolaire, dyscalculie, dyslexie, etc. Le décor est planté et parfois bien enraciné ! Les praticiens orientés par la psychanalyse s’intéressent à l’envers de ce décor, en partant du symptôme qui n’est pas à éradiquer, mais à déchiffrer, à interpréter, et dont l’usage est à questionner. Le sujet se plaint d’autant plus de son symptôme qu’il y tient ; il en jouit inconsciemment.
Au cours de la cure menée avec Béatrice Brault, Carla, une fillette de 10 ans, a pu trouver du « vouloir-dire » dans l’événement de corps qui l’empêchait de fréquenter assidûment l’école, lui permettant de s’y rendre à nouveau sans autant d’angoisse.
Certains symptômes se manifestent dès l’école maternelle. Rien d’étonnant, comme nous l’a fait entendre Laurence Labouche, directrice d’un Centre d’Aide Médico-Social Précoce. Freud attirait déjà notre attention sur la période de la petite enfance, lorsque, dans l’intimité de la maison familiale, l’enfant côtoie ses objets d’amour et d’identification. Les théories sexuelles infantiles et la curiosité de l’enfant inaugurent le fondement du désir de savoir. Les enfants curieux peuvent être bavards, remuants, questionner sans cesse ; ils ne sont pas les plus reposants ! Pourtant, vive les enfants curieux !




Le petit sac à main de François Truffaut

Le film de François Truffaut, « L’argent de poche » a été très vite tourné, pendant l’été 1975. C’est un film sur l’enfance, léger, aérien, gai et en même temps profondément mélancolique, avec ce petit quelque chose d’un peu précieux qui est la marque de Truffaut.
Je vais relever une scène qui m’a frappée…
Le père, commissaire de police, a proposé d’emmener la famille au restaurant, ce dimanche midi. La petite fille a décidé qu’elle sortirait parée d’un petit sac à main – une peluche défraîchie, en forme d’éléphant, trompe comprise – qu’elle est allée chercher dans sa chambre. Affrontement : le père refuse d’emmener sa fille affublée de ce sac à main. Il lui propose, en accord avec la mère, un « vrai sac de dame. On pourra même croire que tu es ma femme ! »dit-il. Elle s’entête, refuse la substitution et la sanction tombe : ils iront au restaurant sans elle puisqu’elle ne veut pas céder.

A chaque instant, Truffaut se tient à hauteur de l’enfant, sans chercher à faire de la psychologie et en même temps, le tour de force, c’est la justesse clinique portée par cette scène… Elle désire, et l’objet dans lequel son désir s’incarne, c’est ce petit sac à main. Dégoûtant et déplacé pour le père, il est précieux et nécessaire pour la petite fille. On peut gloser à l’infini sur les enjeux croisés pour chaque personnage, sur la forme de l’objet sac à main…
Mais ce qui reste gravé à tout jamais, c’est le caractère absolument décidé, le désir insubmersible de cette petite fille qui se manifeste dans la scène suivante : elle n’est pas du genre à pleurer d’être abandonnée à son triste sort. Impertinente jusqu’au bout, incarnant le scandale, elle se saisit de l’objet du père – le porte-voix, par lequel il œuvre à maintenir l’ordre – et fait résonner sa voix dans le cour de l’immeuble : « J’ai faim, j’ai faim ! » Tout le monde est aux fenêtres. Elle se fait entendre, puisqu’elle obtient l’abondance grâce à des copains qui lui font parvenir, par un ingénieux système de cordes coulissantes, un panier très généreusement garni.
Et il y a cette petite touche supplémentaire absolument précieuse qui clôt la scène, cette phrase répétée deux fois, chuchotée pour elle seule, signe de son triomphe : « Tout le monde m’a regardée, tout le monde m’a regardée ! »

Truffaut était un cinéaste, un artiste qui portait un regard vivant et généreux sur ses personnages. Impossible de déceler la moindre once de cynisme ou de condescendance dans ce regard… C’est aussi ce qui le rend tellement précieux. Une générosité, sans le côté « cucu fraisette » de la charité mal ordonnée… Un regard clinique au sens noble du terme, celui que nous partageons et qui donne toute sa valeur à l’engagement dans ce dont nos collègues vont témoigner dans les prochaines Journées de l’Ecole…

Concluons par une citation de Truffaut, tirée du livre de ses correspondances, établi par Gilles Jacob et Claude de Givray.
La lettre est adressée à Helen Scott, amie très proche de Truffaut. Il fait un séjour aux Etats-Unis et prend des cours d’anglais avec un professeur prestigieux, ancien résistant, qui a enseigné le français à Grace Kelly et l’anglais à Jean-Louis Trintignant.
Voilà ce qu’écrit celui qui avait arrêté l’école à 14 ans, à propos de son professeur : « Il ne me fait jamais aucun reproche, il se comporte un peu comme un psychanalyste et il a une patience angélique, mais je sens bien qu’il est étonné par la force de mon blocage ; la vérité est qu’il y a en moi un refus d’apprendre aussi puissant que mon désir de savoir. »…
Voilà un « blocage » qui a ouvert bien des portes…




Fête de lalangue

C’était le 27 septembre dernier, le jour de la fête de la communauté française en Belgique. Quoi de mieux pour accueillir chaleureusement à Tournai, première capitale du royaume Franc (ça c’est juste pour le rappel historique), Monique Amirault qui ne voulait pas faire conférence mais conversation et qui, dans son style à elle, en toute simplicité et avec rigueur, a répondu à nos questions sur le travail de Gaston Chaissac, ce « bricoleur de réel » et « épistolier ».

Nous étions plusieurs de Bruxelles, Mons, Lille et Tournai, à avoir préparé pendant quelques semaines cette soirée de l’ACF-Belgique, en vue des prochaines journées de l’ECF qui se tiendront à Paris en novembre prochain, « Apprendre, désir ou dressage ».

Et le public a répondu présent. Alors que nous vivons à l’heure de la folie suicidaire de la logique managériale dans tous les domaines qui concernent l’être humain dans ce qu’il a de plus trumain, la lecture du livre de Monique Amirault, les écrits de Chaissac, ses bricolages à partir de débritus, loin des autres, loin de l’Autre, de ses préceptes annihilant, nous renforcent s’il le fallait dans l’orientation choisie de défendre le plus irréductible, le plus singulier, hors-normes de chacun.
Chaissac qui aurait pu céder à la jouissance de l’Autre en se faisant valet de ferme, voire cheval ou mouche pour un maître sans foi ni loi, s’en est écarté. Il a choisi de manière déterminée de ne pas se faire objet mais de rassembler des objets, des morceaux d’objets qui ne servent plus à rien, pour inventer de l’inécrit. Et encore, sans penser, sans mentalité, sans savoir ce qu’il faisait, sans savoir ce que cela donnerait et si cela allait intéresser. Ces inventions sont autant des bricolages de mots que des bricolages de choses.

Chaissac ne s’encombre pas, c’est vital pour lui d’inventer des mots et des choses. Il préfère être chaste et malade pour tenir. Ces inventions qui se passent du sens, de toute forme d’apprentissage lui permettent d’exister.
Chaissac n’a pas appris mais il a enrichi la langue française et le champ de l’art. Il nous propose, comme Lacan, de faire comme lui, de ne pas l’imiter. C’est une leçon sur ce qui fait sinthome pour chacun.
Merci beaucoup à Monique Amirault et à celles et ceux qui nous ont accompagnés sur cette voie, sinthomatique et hérétique, qui donne du peps.