Du Un, encore du Un, toujours du Un, martèle Jacques-Alain Miller, tirant les conséquences des prophéties de Lacan. La couleur de notre modernité est donnée. Un plus Un plus Un… ça reste du Un. Alors comment vivre ensemble sans que cela ne finisse nécessairement à couteaux tirés, l’Un contre l’Un ?
Freud a démontré que le malaise est inhérent à la civilisation. Les discours et les actes des acteurs politiques s’attellent à le résoudre en articulant l’Un et le multiple. Ce n’est jamais sans reste. Or, comme Lacan l’a énoncé dès 1945, « le collectif n’est rien, que le sujet de l’individuel » [1], ce qui ramène le collectif à la question de l’inconscient. Voilà pourquoi l’analyste peut à l’occasion s’inviter à la rencontre avec l’homme politique. Il peut avoir quelque chose à lui dire – si l’un et l’autre ont des oreilles pour (s’)entendre.
La vague populiste est en politique une illustration actuelle de la passion du Un. Le populisme est un mode de construction politique qui repose sur l’idée du peuple-Un [2]. Dès lors que les idéaux n’ont plus de crédit et que la figure de l’homme providentiel n’a plus le vent en poupe, le populisme se propose de construire le peuple-Un. Pour cela, il définit ses frontières internes à partir de son rejet de l’élite, de la caste, du système : du 1% honni. Ainsi, le peuple ne se constitue ni par son engagement civique, ni par son vote (par le lieu du symbolique en somme), mais par sa haine. Et la haine, ça s’éprouve, ça tient chaud et ça mobilise. Dans cet « eux contre nous », ou plutôt dans ce « nous contre eux », le peuple trouve une consistance. En terre populiste, il ne s’agit ni de pactiser avec l’ennemi, ni de concevoir le peuple autrement qu’un peuple de sans nom, au désir anonyme. Alors c’est la guerre, et non la politique, si la politique, c’est l’art des petits arrangements signifiants et pulsionnels pris dans des désirs singuliers. En guerre, « le symbolique […] ne gouverne plus le réel [comme en politique], il est mis au service du réel lui-même » [3].
Il n’y a pas de psychanalyse collective. Dans le meilleur des cas, la psychanalyse ne peut répondre qu’à l’urgence subjective singulière et accueillir le reste produit par le discours des maîtres ambiants, aussi désincarnés soient-ils. Seul le discours analytique peut permettre de trouver une issue plus heureuse, c’est-à-dire dans un lien social branché sur la plus radicale singularité de l’être parlant.
Le discours analytique est la référence des CPCT, lesquels sont une réponse au Malaise dans la civilisation [4]. Car dans ce discours, l’analyste est en position d’objet, il est de structure nomade, comme le rappelait J.-A. Miller dans son allocution « Vers Pipol 4 » [5]. Et à ce titre, l’analyste peut se déplacer au cœur des institutions.
Le fonctionnement des CPCT implique que des analystes se sentent concernés par le lien social, tissu dans lequel brode la politique. Ce lien, l’analyste le conçoit sans espérance, car vidé de toute espèce d’idéologie et de toute appétence pour l’unien, cette version du Un qui fait croire au groupe en prônant le pire. Mais sans désespoir inutile, l’analyste vise à « le soumettre à la puissance du désir » [6], pour reprendre la formule de M.-H. Brousse lors de la dernière soirée du CPCT-Paris.
Les CPCT sont des institutions qui fonctionnent par le désir d’épars désassortis [7] que sont les analystes. Ils permettent une rencontre avec un analyste, et que, de celle-ci, on sorte moins souffrant et moins anonyme. Car se risquer à la parole est un acte qui fait exister le dit et lui donne une chance de s’extraire de sa dilution dans les discours en vogue, plus ou moins amers, plus ou moins sucrés, inefficaces en tous cas à répondre de cette satisfaction obscure et inutile, toujours spéciale, qui habite chaque être parlant. Il appartient à chacun d’en répondre !
* Marie Laurent est la directrice du CPCT- Bordeaux.
[1] Lacan J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, Paris, Seuil, 1966, note 2, p. 213.
[2] Cf. Rosanvallon P., Le Siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020.
[3] Brousse M.-H., « Des idéaux aux objets : le nœud de la guerre », in Brousse M.-H. (s/dir.), La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, Paris, Berg International, 2015, p. 156.
[4] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010.
[5] Cf. Miller J.-A., « Vers Pipol 4 », Mental, n°20, mars 2008, p. 185-192.
[6] Brousse M.-H., intervention lors de la soirée « Solitudes d’aujourd’hui. Réponses du CPCT », organisée dans le cadre du CPCT-Paris, 25 juin 2020, inédit.
[7] Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 573.