Dans son entretien au Point en 2011, à la question qui assimile Lacan à la « boule de cristal », Jacques-Alain Miller répond, avec humour, que Lacan n’était pas Nostradamus mais, avec rigueur, il ajoute qu’« on peut déchiffrer notre présent dans sa grammaire et entrevoir la grimace de l’avenir qui nous attend »[1]. Or, quelle est cette grammaire ?
Dans cette interview, J.-A. Miller fait surgir l’Un-tout-seul dont la jouissance se passe de l’Autre pour se corporéiser de façon singulière pour chacun. À l’universel que promeut le Nom-du-Père, l’Un-tout-seul nomme les façons singulières de jouir, pas sans le corps. Le cours qu’il tient alors ne se nomme-t-il pas « L’Un-tout-seul »[2] ? Une autre manière serait d’utiliser le concept de réel qui n’est pas cité dans l’entretien : en effet, la grammaire de Lacan n’est pas sans réel et la grimace de l’avenir y touche justement. Quelle serait sa forme, sa présence ? Dans ces années-là, J.-A. Miller donne une nouvelle définition du réel, tirée du tout dernier enseignement de Lacan. La doxa était bien rodée : le réel se déduisait de l’impasse logique à écrire le rapport sexuel. La formule il n’y a pas de rapport sexuel était le nom logique du réel dont la science était la logique, comme le rappelle Lacan dans « L’étourdit »[3]. Nous pensions que ce réel-là était celui auquel se confrontait l’analyste dans chaque cure souvent au grand dam de l’analysant qui n’en voulait rien savoir. Or, J.-A. Miller insiste sur une autre définition du réel propre à la psychanalyse : celui de la rencontre et qui se promeut de la contingence. C’est le « réel contingent ».
C’est précisément ce qu’il indique dans cet entretien : la « chance inouïe » qu’offre la psychanalyse « d’établir avec l’Autre un rapport où les malentendus que vous avez avec vous-même ont une chance de se dissiper »[4]. « Chance inouïe », « Autre » sont bien des termes qui désignent, pour les lecteurs du journal Le Point, ce que J.-A. Miller conceptualise, dans son cours, sous le terme de contingence, c’est-à-dire ce qui cesse de ne pas s’écrire. Il s’agit de nommer les formes que peut prendre la rencontre contingente entre les sexes aux fins d’en tirer des conséquences cliniques. En affirmant la contingence, nous faisons surgir « l’acide », dit-il, qui détruit toutes les catégories établies, tous les comptages, tous les idéaux scientifiques qui, eux, énoncent le nécessaire, le possible et l’impossible.
En affirmant, avec la psychanalyse, le réel de la contingence, nous sortons du fatalisme du symbolique et des ordres normatifs. Ce qui a pour conséquence : l’invention et la réinvention. Cette nouvelle conceptualisation de l’Un-tout-seul qui exclut l’Autre et trouve dans la rencontre avec un Autre, particularisé dans une rencontre, une issue à la folie de l’Un, est la balise des pratiques cliniques au CPCT – même si ces pratiques sont modestes, limitées voire tâtonnantes. On pourrait être étonné : faut-il des remarques aussi sophistiquées pour dire l’orientation d’un CPCT ? Oui ! Car la clinique qui s’y élabore, bien qu’elle n’ignore pas les pouvoirs du Nom-du-Père qui fait halte à la jouissance, sait que le véritable enjeu n’est pas de promouvoir les seuls effets pacifiants de la métaphore phallique. Elle sait aussi que seule l’invention face à la rencontre de l’Autre peut permettre de se passer du père pour pouvoir s’en servir [5].
Ainsi, la clinique dans un CPCT n’hésite pas à mobiliser les avancées les plus vives dans la lecture de Lacan pour écouter, au un par un, le culte de l’Un afin de le dynamiter par sa rencontre avec l’Autre. C’est un moyen de dissiper les malentendus [6], comme dit J.-A. Miller. Ou plutôt une manière clinique de savoir que le malentendu est inéliminable – que toute vérité est fiction, donc mensonge sur le réel –, mais que les malentendus, eux, n’ont pas à faire destin. En cela, la clinique des CPCT a toujours de beaux jours devant elle face aux Uns branchés sur leur seule jouissance…
* Hervé Castanet est le directeur du CPCT-Marseille-Aubagne.
[1] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », entretien, Le Point, 18 août 2011, disponible sur internet.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, inédit.
[3] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449-495.
[4] Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », op. cit.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 136.
[6] Cf. Miller J.-A., « Les prophéties de Lacan », op. cit.