
Regard sur le réel de la haine
À l’heure de la flambée de l’extrême droite [*], de celle des proud boys suprémacistes blancs américains, en ces temps dits de cancel culture [1] florissants dans le monde virtuel de l’industrie 4.0, c’est faire montre de courage ; et plus encore, c’est « diriger un courageux regard sur le réel » [2] que de prendre à bras le corps la question de la haine . Actualité de la haine, Une perspective psychanalytique tient résolument à interroger les « conditions d’émergences » [3] de la haine à l’aune de la psychanalyse et ce, à partir des « nouveaux visages » de la haine, selon l’expression de son auteure, Anaëlle Lebovits-Quenehen.
D’aucuns peuvent bien vouloir croire que le XXIe siècle, celui des normes, de « l’injonction des choses » [4], des modes de gouvernance qui semblent s’inscrire dans un univers automatique – véritable entreprise de désubjectivation –, soit exonéré de la haine. Désormais, nous serions bien tranquilles, bien loin des souvenirs des haines et horreurs du passé.
A. Lebovits-Quenehen montre que les corps parlants perdent inexorablement la mémoire au fil des générations. La mémoire qui inscrivait les traces des effets de la haine dans les corps tombe aux oubliettes pour, in fine, entrer dans la Grande Histoire. Or, l’Histoire ne préserve ni ne nous prémunit de la haine de soi et de l’Autre.
Haine, dont Lacan énonce dans le Séminaire Encore qu’elle est une des trois passions « qui s’approche le plus de l’être que j’appelle l’ex-sister. Rien ne concentre plus la haine que ce dire où se situe l’ex-sistence » [5]. Ce point est d’importance dans cet ouvrage. L’auteure met en relief cette requalification du dit en dire dans la passion haineuse. Autrement dit, la haine n’est pas tant du côté des fictions de l’être que du côté de l’ex-sistence, cette dimension « rétablit le réel […] qui a pour conséquence d’esquisser la position de la substance jouissante » [6]. L’actualité de la haine, envers de cette autre passion qu’est l’amour, désignée par Lacan d’« hainamoration » [7] est un des noms de la substance jouissante. C’est dire, au fond, que la haine tient toute seule, et que la langue dont elle se revêt en exhibe le jouir. A. Lebovits-Quenehen le développe dans le chapitre intitulé « Un méchant trou de mémoire » [8] en montrant que la Shoah en est expressément la démonstration. On suit la logique de ce « méchant trou ». En effet, elle parle « d’abrasion totale » [9] à entendre précisément comme un nom politique de la forclusion dont est frappée aujourd’hui la Shoah. C’est l’alerte que donne aussi la lecture du livre.
Les psychanalystes savent bien que ce qui ne peut être symbolisé et ne peut « réapparaitre dans l’histoire d’un sujet » [10] fait retour dans le réel. Mais, dit-elle, ne nous méprenons pas, l’ombre d’un réel sans retour n’est pas impossible. Car les penchants fascisants prospèrent sans vergogne sur l’effacement du souvenir de ces traces haineuses et ils s’éprouvent jusque dans la chair des corps parlants, niant le réel en jeu en consacrant « la passion de l’ignorance ».
Là est le sérieux, au sens lacanien, de cet essai qui regarde vers le réel de la haine. La haine prend corps chez celui qui vise un point de vérité intime et qui réduit l’autre à cet Un qui n’a que trop ce quelque chose. Un quelque chose sans cesse dénoncé, attaqué, annihilé parce qu’irrémédiablement en plus ou en moins. La haine ne cesse pas de désigner l’insupportable du mode de jouissance d’un semblable pourtant à nul autre pareil. Jouissance incommensurable et par conséquent toujours exorbitante et indéracinable. Là réside l’actualité de haine.
[*] Retour sur les interventions d’A. Lebovits-Quenehen : « Dis-moi qui tu hais. Nouveaux visages et éternel retour de la haine », séminaire des échanges organisé par l’ACF-Aquitania, Bordeaux, Librairie Mollat, 11 janvier, 8 février et 20 juin 2020, inédit.
[1] Cancel culture est traduit en français par culture de l’annulation.
[2] Miller J.-A., « Préface », in Bonnaud H., L’Inconscient de l’enfant. Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin, 2013, p. 12.
[3] Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020, p. 8.
[4] Milner J.-C., La Politique des choses, Lagrasse, Verdier, 2011, p. 17.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 110.
[6] Miller J.-A., « L’ex-sistence », La Cause freudienne, n°50, février 2002, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 8.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 84.
[8] Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine, op. cit., p. 61-92.
[9] Ibid., p. 70.
[10] Ibid., p. 74.
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