
Éditorial : Mise au point sur la haine solide
Si les tragédies de Racine ont sublimé le lien entre l’amour et la haine, Freud, lui, tranche dans cette ambivalence, la haine et l’amour relèvent d’une même relation d’objet : « l’amour peut à peine se différencier de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet » [1], écrit-il en 1915. Avec le terme d’« hainamoration » [2] forgé par Lacan, le circuit topologique se précise encore. La demande d’amour étant infinie, la haine y trouve son ressort : « C’est dans le passage à la limite de cet appel que ‘‘la vraie amour débouche sur la haine’’. » [3]
L’Hebdo-blog, Nouvelle série, en s’appuyant sur l’ouvrage d’Anaëlle Lebovits-Quenehen, ajuste sa focale cette semaine sur une haine qui n’est pas le revers de l’amour, qui ne ressort pas des miroitements de l’imaginaire et des brisures du symbolique mais du réel : « une haine solide, ça s’adresse à l’être » en tant qu’il recèlerait, nous dit Lacan, « ce noyau que j’ai appelé Ding » [4], la Chose, c’est à-dire la jouissance réelle [5].
Las ! « nous ne savons pas ce qu’est la jouissance […]. Nous ne savons que rejeter la jouissance de l’Autre » [6]. Cruel constat, le lien social se fonde non sur le savoir de ce que serait un homme, mais plutôt sur le savoir de ce que n’est pas un homme. La fonction de la hâte à s’identifier est à rapprocher de la fonction de l’angoisse de ne pas en être, d’être rejeté de l’ensemble des hommes [7]. Cette pente au « faire un qu’implique l’identification » [8] emprunte des embranchements étranges avec la haine solide qui vise le plus intime de la jouissance de l’autre, ce dont les réseaux dits sociaux se font chambre d’écho à tel point qu’une application a été créée pour se protéger de la haine en ligne [9].
Une psychanalyse permet d’emprunter des chemins nouveaux pour aborder ces méandres où l’être oscille entre attractions communautaires, haine de l’autre et sa face cachée : haine de soi. Des vérités surgissent, sur une Autre scène, des significations s’y égrènent peu à peu quant à ce qui a causé l’orientation d’une vie. L’inouï, pourtant, est que ces pépites polarisent le corps parlant vers un ailleurs, vers ce qui résiste au faire un. La parole analysante produit sur l’être un effet singulier. Les signifiants maîtres qui structurent les identifications s’y repèrent, mais ces représentations qui lui viennent de l’Autre, s’éprouvent, sur le divan, dans une dimension d’étrangeté. Au détour d’un dire, cet étrange se ressent alors dans le corps, ouvrant sur un rapport à soi singulier où le parlêtre, l’espace d’un instant, se révèle « Autre pour [lui]-même » [10]. En passer par cette expérience, la mener jusqu’au bout, offre chance de témoigner de ce que tait le discours courant. La haine est l’un des noms du refus du point d’altérité logé en chacun, un point dont on ne veut rien savoir, car il dérange la précipitation à se laisser capter par l’Autre.
[1] Freud S., « Pulsion et destin des pulsions », Œuvres complètes, vol. XIII, 1914-1915, Paris, PUF, 1994, p. 185.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 84.
[3] Vinciguerra R.-P., « Haines féminines au théâtre », Horizon, n°61, novembre 2016, p. 28, citant J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 133.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 91.
[5] Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 12.
[6] Laurent É., « Le racisme 2.0 », Horizon, n°61, op. cit., p. 62, publié également dans Lacan Quotidien, n°371, 26 janvier 2014, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[7] Cf. ibid., p. 64.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 19 novembre 1986, inédit.
[9] Ronfaut L., « Bodyguard, une application française pour protéger les Youtubeurs de la haine en ligne », Le Figaro, 22 février 2018, disponible sur internet.
[10] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 732.
Articles associés
-
Avatars des identifications21 mai 2023 Par Jean-Pierre Deffieux
-
Les avatars de l’être21 mai 2023 Par Sylvie Berkane-Goumet
-
De l’angoisse au désir14 mai 2023 Par Bruno de Halleux
-
Bonjour angoisse14 mai 2023 Par Frank Rollier
-
Proposition de loi sur la fin de vie : Réflexions d’éthique lacanienne16 avril 2023 Par Caroline Doucet