J’ai lu [*] cette Actualité de la haine [1] d’une traite. Parce que le sujet m’intéressait de près, mais, sans doute aussi, car ce livre est vif . Cette note vivante surgit en contrepoint du thème. Si pour Freud la pulsion de destruction est un avatar de la pulsion de mort, ce livre garde résolument le cap du vivant, du vivant lacanien, c’est-à-dire de ce qui agite, dérange et maintient en alerte. Il traite de la haine, il interroge comment parer à ce qui semble se déchainer toujours plus autour de nous ; mais il n’est pas pour autant un appel au calme. Aucune sagesse n’est proposée comme remède au mal. Si un éclairage est apporté sur le plus intime du haineux, Anaëlle Lebovits-Quenehen note que cette épistémè n’est pas à même de dissoudre, à elle seule, la haine. Il y faut autre chose. À une époque où la bienveillance s’impose comme signifiant maître chez ceux prétendant apaiser les passions toujours trop humaines, ce volume laisse résolument de côté l’idée d’un plaidoyer pour l’amour du prochain. Bien plutôt, l’acte est convoqué comme contrepoison. C’est assez inédit, puisque si les tentatives d’éclairer la haine à partir du discours analytique ne manquent pas, rares sont les pistes proposées pour franchir le seuil explicatif. Encore plus rares sont les thèses sur ce qui pourrait enrayer le toujours plus et jamais assez auquel la haine pousse ses adeptes. Comme grain de sable à même de gripper la machine haineuse, l’auteure propose ce dont à l’occasion l’analyste fait usage, lorsqu’il n’en a pas trop horreur : l’acte. L’acte, mis en avant comme remède à la lâcheté insistante, tranche parce qu’il est fait d’arrachement et qu’il est un pari sans garantie. S’ouvre avec ce livre cette question : en quoi l’acte peut-il valoir comme contrepoison ? Deux invités-surprises sont convoqués : la rage et la violence. Après les avoir rigoureusement distinguées de la haine, A. Lebovits-Quenehen propose de les considérer comme ressources, comme ce sur quoi prendre appui, en cas de gros temps, quand ça chauffe. Pour qui aurait l’idée que les psychanalystes seraient modérés et policés, voilà matière à s’étonner. L’auteur propose donc de prendre appui sur ce qui relève de la sauvagerie que chacun peut éprouver dans la vie, sur ce qui ne se dompte pas. Cette hypothèse m’est apparue comme ce qui signe une analyse menée à son terme logique, et formalisée dans la procédure de la passe. Faisons l’hypothèse que ce livre, et cette thèse de l’acte comme contrepoison, a à voir avec l’expérience d’analysante et d’ex-Analyste de l’École de l’auteure.
Un deuxième point est à souligner : la lecture des « Ressorts intimes de la haine » [2]. Là se démontre la portée du sous-titre de l’ouvrage, Une perspective psychanalytique. Si la haine est située dans son actualité, notamment comme fille du discours de la science et du pousse-à-l’universel, elle n’est pas pour autant élevée au rang de fait social, elle n’est pas prise comme produit de tel ou tel facteur économique ou géopolitique. Avant de lire ce qui lui donne sa consistance comme phénomène de foule, il s’agit de situer son surgissement chez chacun, comme réponse à un réel. Lorsqu’il s’agit d’éclairer la question de la haine, la thèse classique « psy » est la suivante : le haineux reproche, à celui qu’il élit comme objet de sa haine, ce qu’il se reproche à lui-même. C’est la haine lue au filtre de la projection. Dans cet ouvrage, la thèse soutenue est autre. En tous cas, elle propose de maintenir la pertinence de la thèse classique, tout en invitant à un décalage par rapport à ce ressort imaginaire de la haine. L’apparente réciprocité, où haineux et haï sont des mêmes, voile autre chose. Pour passer du registre des mêmes à celui de l’altérité, l’auteure soutient plutôt que la haine est déjà le traitement d’autre chose. Avant de vouer son être à se faire haineux, le haineux a eu affaire à l’effraction d’une altérité radicale. La difficulté étant de bien dire cette Altérité en jeu, et A. Lebovits-Quenehen s’emploie dans son livre à cerner cette redoutable question : de quoi relève cette Altérité d’avant le petit autre ?
Enfin, à propos d’altérité radicale, quoi de plus actuel que la haine des femmes ?
Il y a une haine qui vise les femmes, ainsi prises comme ensemble, comme tout. C’est une haine dont la solidité ne se dément pas : en tout temps, en tout lieu, prises comme les, certaines femmes viennent à incarner de façon increvable ce qui est à haïr. J’ai été particulièrement sensible à la finesse avec laquelle a été visée dans cet ouvrage l’équivoque au cœur même de cette formule « la haine des femmes ». C’est, il me semble, un pari risqué, c’est donc un pari qui vaut d’être tenu. La partie consacrée à la haine des femmes donne sa place à ce qu’il convient d’appeler une authentique misogynie, poussant au pire. C’est crucial de prendre cela au sérieux. C’est autrement crucial de noter combien, au cœur même d’une dénonciation légitime, peut parfois palpiter une haine obscure, tenace et décidée qui, sous couvert de défendre les femmes, les fait consister comme tout. Est-ce là un visage de la « vraie amour » [3] dont parle Lacan à la fin d’Encore ? La vraie amour pour les femmes déboucherait sur une haine qui vise précisément le point que la psychanalyse souligne scandaleusement : une femme s’éprouve parfois Autre à elle-même.
[*] Intervention de L. Dumoulin lors de la soirée de la Bibliothèque de l’École de la Cause freudienne avec A. Lebovits-Quenehen à propos de son livre Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique (Paris, Navarin, 2020), Paris, 8 octobre 2020, inédit.
[1] Lebovits-Quenehen A., Actualité de la haine. Une perspective psychanalytique, Paris, Navarin, 2020.
[2] Ibid., p. 93-100.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 133.