
La promesse d’un possible ?
Il est notable que dans son Séminaire Encore, Lacan ne fait usage que de trois des quatre catégories modales d’Aristote pour rendre compte du rapport sexuel comme impossible, tout en démontrant que « l’apparente nécessité de la fonction phallique se découvre n’être que contingente » [1] ; laissant donc de côté, dans ce développement, la catégorie du possible définie comme ce qui cesse de s’écrire. C’est lors du Séminaire suivant, « Les non-dupes errent », que Lacan parle plus précisément de cette quatrième modalité en ces termes : « le possible témoigne de la faille de la vérité », tout en ajoutant cependant « qu’il n’y a rien à en tirer » [2].
Prenons la modalité du possible en posant la question de savoir si le cesser de s’écrire rapporté à l’expérience de la psychanalyse ne pourrait pas s’entendre comme la promesse d’un possible changement – soit une possible issue au déterminisme du ne pas cesser de s’écrire ? Le possible en jeu pour celui qui s’adresse à un psychanalyste est en effet de l’ordre d’un « aller mieux » entrapercevant que quelque chose cesse pour qu’autre chose de nouveau advienne. Derrière cette attente qui relève, à première vue, de la simple thérapeutique, c’est finalement une modification possible d’une destinée, puisque ce cesser de s’écrire implique l’espoir qu’advienne du nouveau (soit un cesser de ne pas s’écrire) – vaste programme !
En ce sens, le mode du possible, d’un côté, trouve des accointances avec la contingence du fait de s’opposer aux deux autres modes négatifs du cesser de, soient l’impossible et le nécessaire ; et d’un autre côté, ce mode semble être plus strictement l’inverse de l’impossible, qui porte la double négation du ne cesse pas de ne pas s’écrire. Ainsi serait attendu du processus psychanalytique de rendre possible ce qui ne l’était pas du tout. Or, concevoir l’expérience psychanalytique comme cette trajectoire d’un impossible vers le possible est strictement l’inverse de celle que trace Jacques-Alain Miller dans son cours « 1, 2, 3, 4 » : « Le chemin même de l’expérience analytique, qui va de l’institution du sujet supposé savoir à sa destitution, se suit sur ce vecteur […] du possible à l’impossible » [3]. Le possible n’est pas à l’issue du processus, mais au début, comme la possibilité contingente de l’établissement du transfert.
Pour saisir cette inversion, J.-A. Miller attire notre attention sur la dimension temporelle de ces modalités et se réfère à un autre aspect de la logique aristotélicienne : celui de la catégorie de « l’être en puissance » qu’Aristote place entre « l’être en acte » et le « non-être » qu’il distingue [4]. Cet axe de lecture dégage le statut de l’inconscient tel que Lacan le conçoit à partir du Séminaire XI, soit « le statut d’un être en puissance » [5]. Lecture que prolongera plus tard J.-A. Miller dans « Les us du laps » en précisant le statut de l’inconscient comme sujet à partir de l’opposition aristotélicienne entre la tuché et l’automaton. Termes qu’exploite Lacan pour présenter l’inconscient « comme lacune, comme discontinuité et non pas comme ce qui comble la discontinuité » ; alors « que Freud adore représenter l’inconscient » comme ce « qu’on infère à partir d’effets bizarres et, dès qu’on amène l’inconscient, on comprend tout, c’est lisse, c’est continu, c’est scientifique » [6]. C’est l’inconscient phénomène comme lacune et non comme ce qui la comble, précise J.-A. Miller.
L’« être en puissance » comme possibilité d’émergence de ce qui n’est pas encore, c’est donc l’inconscient, nous apprend J.-A. Miller dans son commentaire du Séminaire XI. Ainsi, « selon que l’on pense cela ou que l’on pense que l’inconscient est un réservoir de choses déjà là, on obtient deux orientations distinctes de l’expérience, deux conceptions distinctes de ce qu’on peut en attendre à la fin » [7]. Cette distinction ouvre à la dimension de l’acte analytique en tant qu’il se révèle plus opératoire que le maniement de la vérité et du savoir.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 87.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 23 janvier 1985, inédit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 1er décembre 1999, inédit.
[7] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. 1, 2, 3, 4 », cours du 23 janvier 1985, op. cit.
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