Il fallut du temps long à l’analysant pour que le désinvestissement des chaînes signifiantes pathogènes rende possible l’acte analytique. Jusqu’à la coupure décisive, qui fit que l’analysant put recracher la marque qui l’avait absorbé, dès lors coupée de la chaîne signifiante.
Dans l’écriture du discours analytique, ce qui est produit, ce sont les S1, les signifiants-maîtres, qui, dans l’inconscient, dans l’expérience analytique, commandent les chaînes signifiantes. La chute de ces signifiants idéaux dépouille les objets a de leurs vêtures moïques, de leurs chasubles narcissiques, celles des objets imaginaires qu’ils supportent par le dessous. Ainsi, les creusant – car l’objet a est trou tout autant que récupération de jouissance –, les discriminant, mettant à jour leurs privilèges et leurs nouages, le fantasme perd à chaque fois un peu plus de sa valence imaginaire, et l’Autre de sa consistance. Le fantasme, versant imaginaire de la pulsion, se désactive, se réduit peu à peu à la pulsion. Corrélativement, la grammaire du symptôme fait entrevoir sa racine corporelle. Un enfant va mourir, tel une phrase souple et inextensible, sur le modèle d’Un enfant est battu [1], montre alors la frappe du signifiant sur le corps. Le fantasme n’obturant plus l’inexistence de l’Autre, alors il ne va plus rester que le corps dans son rapport premier au trauma langagier.
Ainsi va le désinvestissement des chaînes signifiantes pathogènes, mais par à-coups, par la coupure en acte, fonction opérée par l’analyste.
Si la libido se retire du fantasme, où se trouve-t-elle investie ? La jouissance passe au niveau du corps et de la langue.
L’analysant était depuis longtemps sensible à la matière sonore et corporelle du langage. Mais la consistance du fantasme masquait la fonction de l’équivoque comme telle. Celle-ci pointe en effet le hors-sens en contrepoint du sens et fait entrevoir le trou du réel. Ce que l’analysant désigne et recouvre encore par un dernier mot, un peu sec, femme, sur lequel il interrompt son analyse, s’apercevant bientôt qu’il devra la reprendre.
Il fallut la survenue d’une nouvelle contingence de l’existence, familiale, et le surgissement d’une équivoque décisive cancer de la langue (lalangue) pour que s’impose à l’analysant l’évidence de l’impact de la langue sur le corps, et qu’il explore le trou du traumatisme encore masqué par le semblant phallique.
La question du féminin, déjà annoncée mais pas explorée, s’impose donc d’emblée. Le lieu de la femme se vide, les semblants vacillent. Jusqu’à l’acte conclusif qui les déchire et porte au-delà des frontières. L’acte analytique, contingent, dire muet passant dans les tripes, disjoint alors l’être du corps, exposant la conjonction de ce dernier avec le Un de jouissance, soit le corps comme corps de jouissance. Dénouage de l’objet oral et de la mort.
La mortification s’allège. En effet, si le fantasme suppose le corps mortifié par le signifiant, le symptôme, lui, se réfère au corps vivifié par le signifiant [2].
« Souffle », signifiant nouveau, pur matériau sonore, asémantique, car relié à aucune chaîne signifiante, nouveau littoral aussitôt écrit, surgit comme un Witz. Surprise la plus radicale et la plus enthousiaste à laquelle l’analysant n’eut qu’à consentir. S’en est déduit un désir hors sens, mais pas hors corps, puisqu’il s’appuie sur un reste sinthomatique, ouvrant la possibilité en tant qu’analyste de mettre ce vide singulier au service du discours analytique : Souffler avec tact sur les fictions de l’être [3].
Cesse de s’écrire veut dire cesse de se répéter. Ce qui fait durer l’analyse dans le temps, c’est que le symptôme, produit d’une contingence, ne cesse pas de s’écrire. Il satisfait à un programme de jouissance. Avec la suspension du sens, cesse la pluie du signifié qui alimentait en jouissance le godet du ravinement.
Le temps qu’il faut pour qu’un sujet puisse céder la jouissance attirée par l’articulation signifiante n’est pas calculable. S’il y a la possibilité de l’acte analytique, faut-il encore que l’analysant consente à ses conséquences. Dès lors, le symptôme, réduit à son os, arrivé à son point de rebroussement, offre la possibilité, dans ce vide assumé, d’y faire fleurir des effets de créations.
Notre « souffle » est unique comme l’est celui de François Cheng auquel Lacan dit un soir : « Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n’aurez de cesse que vous n’ayez donné libre cours au Souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée ! » [4] L’exil l’avait confronté à une béance extrême, mais, s’appuyant dessus, le poète s’est employé à ouvrir un large champ des possibles.
[1] Freud S., « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles », Œuvres complètes, t. XV, Paris, PUF, 2012, p. 119-146.
[2] Miller J.-A., L’Os de la cure, Paris, Navarin, 2018, p. 57.
[3] Cf. Porcheret B., « Du cri au souffle ou l’addiction au sinthome », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 74-79, disponible sur le site de Cairn.
[4] Cheng F., « François Cheng et Jacques Lacan », L’Âne, n°4, février-mars 1982, cité par M.-H. Brousse, in Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020, p. 53.