Colette et Michel Leiris ont vécu cette expérience que nous connaissons tous sous une forme ou une autre. Un parent les « reprend » sur un énoncé fautif. La lalangue est dénoncée, indexée. C’est un choc. Pour Colette c’est presbytère pour Leiris reusement.
S’ensuivront deux réactions fort différentes. Esquive et récupération d’une continuité pour l’une, stupéfaction et rupture de continuité pour l’autre. Ces deux réactions seront comme la préfiguration d’un style qui marquera toute leur œuvre future.
Pour Colette cette scène fait obstruction sur son chemin. Ce « mot mystérieux » fut d’abord un anathème « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » Puis perdant « son venin » ce fut « le nom scientifique » d’un petit escargot jusqu’au jour, dans sa huitième année, où elle commit l’imprudence d’en parler à sa mère. Pour celle-ci il était question d’« appeler ‘‘les choses par leur nom…’’ » Colette dispose déjà d’une capacité de transformation, de métabolisation, une façon quasi physique d’éviter l’obstacle, tel les couleuvres qu’elle affectionne, et de récupérer son chemin. Après ce qu’elle nomme tout de même une « effraction », Colette « ramasse » son « beau mot », rejette « les débris du petit escargot en morceaux », rebaptise « presbytère » son mur-terrasse et se fait « curé sur le mur [1] » c’est-à-dire qu’elle continue sa fantasmagorie d’enfant – mais autrement – avec cette opiniâtreté qu’on lui connaîtra jusqu’au bout. Colette « cède », elle « compose » : « je fus lâche ». Mais de cette aventure elle en tire une leçon : elle apprend à dissimuler et à se faire la responsable de son temple personnel. « À l’insu de tous » presbytère continu son chemin. Il y a là une confirmation de l’Aufhebung avec un usage de la vérité menteuse dont elle se fera spécialiste dans son œuvre.
Pour Leiris, la lalangue est brutalement remise au pas du langage. C’est pour lui une déflagration. Par l’intervention de « quelqu’un », qu’il ne précise pas, Leiris est extrait de ce « monde clos […] prestigieux et séparé » auquel il était « étroitement attaché ». « L’on ne dit pas ‘‘…reusement’’, mais ‘‘heureusement’’ [2] ». ». Ce mot « De chose propre à moi, il devient chose commune et ouverte. » Il est « devenu chose […] socialisée ». Ce n’est plus « l’exclamation confuse qui s’échappe de mes lèvres – encore toute proche de mes viscères, comme le rire ou le cri – il est, entre des milliers d’autres, l’un des éléments constituants du langage, de ce vaste instrument de communication ». Il a une « existence extérieure à moi-même et remplie d’étrangeté ». Leiris est « interloqué ». Sa pensée précédemment tout entière occupée par la joie laisse place à un « sentiment curieux dont c’est à peine si je parviens, aujourd’hui, à percer l’étrangeté. »… Unheimlich… « Car ce mot… m’a mis en état d’obscurément sentir… en quoi le langage articulé… me dépasse, poussant de tous côtés ses antennes mystérieuses. » Il est stupéfié mais il ne cèdera pas. L’Autre semblera toujours vaguement inquiétant. Il construira son œuvre sur ce trauma. Volonté autobiographique totale de Leiris, volonté douloureuse, lestée d’une angoisse récurrente, tel un Sisyphe il tente indéfiniment de colmater la brèche ouverte entre les mots et les choses, rigueur laborieuse, cratylisme essayé, confessions paradoxales, travaillé par la question de l’authenticité…
La Règle du jeu d’un Leiris sérieux s’oppose aux jeux sinueux de l’autofiction de Colette. Là où celle-ci reconstruit le monde où elle vit et jouit, où elle peut monter sur l’escabeau sans vertige, où elle peut se diffracter sans se perdre dans une foule de rôles (qui égarent ses biographes), Leiris se fige, se rétracte, ne peux s’exposer dans la vie sans danger.
Deux grands auteurs réunis cependant par l’impossibilité de ne pas écrire.
[1] Colette, « Le curé sur le mur », La maison de Claudine, Paris, Le Livre de poche, 2004, p. 28-30.
[2] Leiris M., « … reusement ! », Biffures. La Règle du jeu, vol. 1, Paris, Gallimard, 2010, p. 9-12.