Une des questions que l’on se pose quand on aborde la question des institutions de soin qui accueillent des sujets autistes ou psychotiques est la suivante : quelles sont les conditions nécessaires pour accueillir des sujets psychotiques et autistes dans un contexte institutionnel ? De là m’est venu le titre de mon travail : « Une pratique éclairée… par la psychanalyse ».
Ce terme « éclairée » a pour référence les lettres qu’a adressées Jacques-Alain Miller à « l’opinion éclairée » en 2001 [1]. Ces lettres ont été écrites alors qu’en France Lacan était malmené par les psychanalystes de l’IPA, au moment même où il devenait évident qu’à travers toute l’IPA, ailleurs qu’en France, on se mettait à lire Lacan, à l’étudier, à utiliser ses concepts. Qu’est-ce qu’une opinion éclairée ? Premièrement, c’est le contraire de l’opinion publique qui est un mouvement de foule, de masse, dont Freud nous a bien montré qu’elle est instable, oscillante, qu’elle peut se retourner. Et deuxièmement, l’adresse à l’opinion éclairée, c’est un appel fait à un jugement. Il s’agit de juger de ce qu’est devenu l’enseignement de Lacan de par le monde.
Alors, pourquoi évoquer une pratique, non seulement orientée, mais éclairée par la psychanalyse, à propos de cette pratique en institution ? Pour parvenir à donner un bout de réponse à cette question, il me faut sérier quelques points à propos de cette pratique
Le sujet de l’inconscient, le parlêtre
Le sujet de l’inconscient est ce qui fait la pierre d’angle de cette expérience de psychanalyse appliquée, qui fonde la psychanalyse elle-même. Le sujet de l’inconscient, c’est cet être, proprement humain, qui est un être de langage, traversé par le langage. C’est un être qui rencontre le langage et ça fait un choc. À partir de ce moment-là, rien n’est plus naturel, le rapport aux autres, au monde, le rapport au corps aussi avec ses effets de jouissance, est déterminé par ce choc initial, la rencontre du sujet avec le langage. En somme, cette rencontre, ce choc initial avec le langage constitue un réel, le réel de l’être humain. Et chacun, dans sa singularité, va répondre à ce réel, va répondre de ce réel. C’est en ceci que la névrose, la psychose, que celle-ci prenne des accents schizophréniques, paranoïaques, mélancoliques ou autistiques, sont autant de réponses particulières à ce réel qui tombe sur le sujet quand il vient au monde.
Prendre ce point de départ, c’est affirmer que la psychose ou l’autisme ne sont pas un handicap, ou un déficit qu’on pourrait localiser dans le cerveau ou les gênes, et auxquels il faudrait remédier par des techniques ou des protocoles plus ou moins sophistiqués. C’est aussi donner toute sa mesure à ce que Lacan dit de la folie, c’est qu’il s’agit d’une « insondable décision de l’être [2] ». Il y a là un choix, un choix forcé certes, mais un choix subjectif, le choix d’une position subjective face à l’Autre du langage. J’ajoute que même s’il y a un handicap, même si le cerveau ou les membres sont touchés, ça n’enlève rien au fait qu’il y a là un sujet. Le sujet, c’est l’envers de l’objet. Le sujet est celui qui est responsable, au sens qu’il répond de ce qui lui arrive, de son inconscient, et même de son handicap. Sinon, il est réduit à l’objet de son handicap, il est réduit à son handicap, son déficit, son défaut génétique ou neurologique. C’est une question éthique fondamentale.
Une définition par la négative
Si on prend la question à partir du savoir, cette position éthique implique le refus de tout savoir préétabli sur le sujet. Être épinglé par un savoir préétabli, c’est se trouver en position d’objet de ce savoir. L’Autre sait quel est le problème, quelle en est la cause, comment il faut y remédier, ce qu’est le bien du sujet. Or, nous le savons, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Ce qui est intéressant, c’est que cette question éthique est tout à fait articulée à la clinique, car l’expérience de la psychose permet de savoir justement qu’il vaut mieux ne pas trop savoir sur le compte du sujet car, tout de suite, il se sent menacé, voire persécuté par un autre qui sait des choses sur lui. Très souvent, quand on dit quelque chose qui le concerne à un enfant, il nous répond : « Comment tu sais ça, toi ? » Il est alors important de lui rappeler qu’on le tient de lui-même.
À partir de ce point de départ, nous pouvons approcher ce qu’est cette pratique de façon, je dirais, négative. Sa référence n’est pas le déficit, je l’ai déjà dit. En conséquence, elle n’est pas la norme, encore moins le comportement. Il fut un temps où la norme était définie par le bon sens, c’est-à-dire par les idéaux. La psychanalyse ne s’appuie pas sur les idéaux, car elle sait qu’ils sont une face du surmoi et qu’il n’y a donc pas à se saisir des idéaux pour orienter la pratique. En outre, aujourd’hui, les idéaux ont plutôt tendance à disparaître et sont remplacés par les études statistiques. Ce qui fait la norme, c’est la courbe de Gauss et la puissance informatique permet de faire des méta-analyses randomisées qui donnent le vertige. Évidemment, ce qui est caché, c’est la façon dont les questions sont posées dans ces analyses statistiques, dont on sait bien qu’elles orientent les réponses. Et c’est ce qui fait par exemple que les études sur la cause de l’autisme se contredisent à tout bout de champ.
Si la psychanalyse repose sur la singularité, en tant que point de départ éthique absolu, alors la norme ne vaut pas pour orienter le travail. Pas plus que le comportement si celui-ci est considéré à partir d’une quelconque normalité. Si tel comportement est considéré comme normal ou déviant, cela ouvre la porte à toutes les dérives de type redressement du comportement.
Cela a une conséquence assez radicale sur la pratique en institution : il n’y a que très peu de règles. Les règles s’appuient sur l’idée qu’on sait ce qui est bien, bon, juste, normal, etc., et qu’elles valent pour tous. À partir du moment où ce n’est pas la norme qui oriente le travail, les règles sont caduques. Et puis, ici aussi, la clinique est au rendez-vous, même si cela rejoint en même temps un lieu commun qui est que l’interdit pousse à sa transgression. Dans la psychose, c’est presque automatique : l’interdit, c’est l’incarnation du surmoi à ciel ouvert et comme Lacan l’a si bien articulé, il constitue un pousse-à-l’acte.
Je continue à définir négativement cette pratique particulière. Il ne s’agit pas d’y éduquer le comportement, mais pas non plus de « thérapier », de vouloir guérir. Cela se situe dans la même veine que celle que je viens de développer. Guérir suppose d’avoir une idée de savoir ce qu’est la santé mentale, mais nous savons qu’elle n’existe pas.
Au début de ma pratique en institution, une indication d’Alexandre Stevens au Courtil, m’avait frappé : en institution, on ne pratique pas de cure analytique et on n’interprète pas. Pas de cure analytique au sens classique pour éviter que cette pratique en institution ne soit centrée sur les spécialistes qui recevraient les enfants dans leur cabinet et réduise le travail des dits éducateurs à une salle d’attente. Et le « on n’interprète pas » répond en somme à une nécessité clinique : dans la psychose, il ne s’agit pas d’interpréter pour faire advenir un désir refoulé, car l’inconscient est à ciel ouvert, il est sur la scène, à tout moment, il déborde.
Ce qui oriente
Alors, qu’est-ce qui oriente ? Il s’agit d’accompagner Lacan dans l’évolution de son enseignement pour pouvoir répondre à cette question. Ses premières élaborations mettent en avant le symbolique comme étant à l’avant plan. L’inconscient est structuré comme un langage et la vérité du désir s’attrape dans ses manifestations comme les rêves, les actes manqués ou les lapsus. Il a réinterprété l’Œdipe freudien avec la métaphore du Nom-du-Père. Le père est au centre du dispositif subjectif, il détermine la névrose comme la psychose. En ce qui concerne la psychose, la lecture des symptômes se fait à partir du concept de la forclusion du Nom-du-Père. Le Père comme agent de l’Œdipe et de la castration ne répond pas quand il est appelé à jouer sa fonction symbolique et dès lors le rapport à la réalité s’en trouve perturbé de façon profonde et irrémédiable. Mais force est de constater que la forclusion se présente elle-même comme un défaut, comme un déficit par rapport à ce qui serait la norme de la névrose.
Cette conception va changer radicalement dans la seconde partie de son enseignement, surtout dans la dernière. Pour Lacan à ce moment-là, le langage n’a plus seulement des effets de symbolisation pour le sujet, mais il a aussi des effets de jouissance pour le parlêtre. L’inconscient n’est plus seulement situé comme le lieu d’une vérité sur le désir, mais aussi comme celui d’une volonté de jouissance. Cette jouissance est la reprise de ce que Freud a découvert à partir de l’Au-delà du principe de plaisir [3], à savoir la pulsion de mort. Il y a quelque chose qui est propre à l’être humain, qui est donc lié au fait qu’il est un être de langage, qui va à l’encontre de son propre bien et qui touche son corps. Du coup, le symptôme prend une signification nouvelle : il n’est plus seulement ce qui dysfonctionne, mais il devient ce qui du sujet répond à cette jouissance qui lui tombe dessus. Pour le dire en termes freudiens, le symptôme est ce qui permet de répondre à l’exigence pulsionnelle de façon détournée. Dès lors, il n’y a pas de jouissance « normale », il n’y a de jouissance que symptomatique. Le symptôme n’est plus considéré comme un défaut qu’il faudrait supprimer, mais comme une invention, une solution du sujet pour traiter la jouissance. Et là, ce n’est plus le règne du père, qui d’ailleurs n’est plus très vaillant de nos jours, qui compte, mais plutôt la loi de l’invention singulière, du bricolage de chacun. Cela détermine une clinique au-delà du Père, au-delà de l’Œdipe.
À partir de là, je peux reprendre les différents points repris plus haut pour leur donner leur face positive.
Le savoir d’abord. Ce qui est essentiel, c’est que le savoir soit situé non pas du côté de l’intervenant, mais du côté du sujet, localisé dans le symptôme. En définitive, la norme est celle du sujet, au cas par cas comme on dit, et le comportement est considéré comme une réponse symptomatique du sujet, c’est-à-dire comme un traitement de la jouissance qu’il ne s’agit pas d’interpréter mais de lire.
En fait, quand nous accueillons un parlêtre, notre position est assez naïve. Nous essayons de saisir quel est le réel auquel le sujet est confronté et comment il essaye d’y répondre avec son symptôme. C’est ça l’exercice de lecture du symptôme. Et pour pouvoir donner toute sa place à cette lecture, les réunions d’équipe sont très importantes, au moins aussi importantes que le travail sur le terrain. Ces réunions sont le lieu d’élaboration collective de la clinique en tant qu’au départ, on ne sait pas, le savoir est fondamentalement troué. On fait des hypothèses sur quelle est la fonction d’un symptôme pour un sujet, on interroge la doctrine analytique à partir de la pratique autant que la pratique est éclairée par la doctrine.
Évidemment, on peut supposer que si celui-là a besoin d’une institution spécialisée, c’est que sa réponse symptomatique, avec ses effets de jouissance, n’est pas tellement conciliable avec le social, la famille ou l’école. Ça lui coûte cher, trop cher, ça le coupe du lien social en somme. Du coup, à partir de la lecture que nous faisons du symptôme, de ce à quoi il répond, nous ne cherchons pas à l’interpréter du côté du sens qu’il pourrait avoir ou à le faire disparaître, mais nous accompagnons le sujet dans la voie d’un possible réaménagement de son rapport à la jouissance pour qu’elle puisse devenir plus compatible avec le lien social. Il s’agit plus de border la jouissance, de la déplacer peut-être, que de la supprimer.
Quant aux règles, il peut y avoir des règles sur mesure, il est tout à fait envisageable de dire à un enfant, un adolescent ou un jeune adulte : « pour toi, seulement pour toi, ce sera comme ça ». Sûrement peut-on faire valoir néanmoins une « règle fondamentale », qui ne soit pas l’association libre, c’est l’interdit de la violence. C’est une règle éminente qui vaut pour tous, il n’y en a pas cent, de règles. C’est l’exception. Parfois, une mise à l’écart temporaire est décidée suite à un passage à l’acte, ou une mise en danger de l’autre comme de soi d’ailleurs. Cela m’a frappé très fort par exemple lorsque je travaillais dans un service qui impliquait de devoir traverser la rue pour conduire les enfants à l’école. Certains enfants se mettaient en danger, couraient sur la route quand des voitures arrivaient. Je me souviens d’un jeune garçon qui se couchait sur la route devant les voitures qui arrivaient. Il a été écarté plusieurs jours par le directeur et ça s’est arrêté. Ce qui a été opérant à mon avis, ce n’est pas le renvoi par lui-même, mais c’est ceci : le directeur lui a dit que comme directeur, il ne lui était pas permis de laisser les enfants se mettre en danger. Il disait par là qu’il était lui-même, comme directeur, soumis à la loi et que ce n’était pas lui qui faisait la loi comme bon lui semblait, selon son caprice, qu’il y avait au-dessus de lui une instance à qui il devait lui-même rendre des comptes.
Il ne s’agit pas d’autre chose pour les intervenants sur le terrain. Si l’un d’entre eux est confronté par exemple à un passage à l’acte, il ne décide pas seul, en son nom, d’une réponse à donner, d’une sanction à prendre. Il n’incarne pas la loi. Plutôt, il s’en réfère par exemple à la réunion ou à un responsable en disant au jeune : « ça vraiment, ça n’est pas possible, c’est trop grave, je suis tenu d’en parler à la réunion. Ou je ne peux pas faire autrement que d’appeler un responsable… »
Le traitement des demandes, multiples et variées, toutes plus exigeantes et urgentes les unes que les autres, suit le même chemin. Personne n’incarne à lui seul le pouvoir de dire oui ou non. La demande est renvoyée à une instance tierce (la réunion ou une autre instance symbolique) qui donnera une réponse calculée. En somme, l’intervenant peut se faire partenaire du sujet à la condition qu’il soit destitué, décomplété de façon permanente comme Autre du sujet qu’il pourrait incarner.
Cela a aussi des conséquences sur la façon de considérer et de manier le transfert. Lacan a défini à un moment de son enseignement le transfert à partir du sujet supposé savoir. Disons que le symptôme fait énigme pour le sujet et qu’il va éventuellement voir un analyste parce qu’il lui suppose un savoir par rapport à ce qui lui arrive. Le fait de loger au contraire le savoir du côté du sujet en institution – en fait, ce n’est pas propre à l’institution, mais bien plutôt à la psychose – cela retourne le transfert. Nous avons à apprendre du sujet comment il invente sa solution singulière. C’est lui qui est supposé savoir comment y faire avec la jouissance.
Le fait qu’il n’y ait pas de cure en institution est aussi articulé à cette conception du transfert. Parce qu’identifier d’un côté les éducateurs qui éduqueraient les enfants et de l’autre côté les psys qui accueilleraient la souffrance du sujet comporte le risque de focaliser les effets du transfert sur un seul lieu et ces effets de transfert dans la psychose prennent très vite un accent persécutif ou érotomaniaque, ce qui peut très vite rendre le travail impossible. Il n’y a ainsi, dans une institution éclairée par la psychanalyse, ni éducateurs, ni psychologues, ni psychanalystes, mais des « inter-venants » au sens où ils « viennent entre » le sujet et son Autre pour traiter les effets de jouissance. Bien sûr, il y a des responsables et des directeurs, car il faut bien prendre des décisions, mais d’abord, chacun est responsable au même titre de la façon dont il va recevoir le symptôme du sujet et y répondre. Le transfert est ainsi possiblement pluralisé, et le choix est laissé au sujet de la ou des personnes à qui il va s’adresser. Par ailleurs, cela répond à une nécessité très clinique : ce qui tombe sur un sujet et le met en difficulté, la plupart du temps, ne peut pas attendre le rendez-vous fixe chez un psy pour être traité. Cela se passe au cours d’un repas ou de la toilette du soir, ou à n’importe quel moment : un regard qui persécute, un corps qui se défait, une angoisse qui envahit au moment du coucher… Chacun est engagé par la même responsabilité clinique. Il s’agit d’une clinique de la vie quotidienne plutôt qu’une pratique de l’entretien. Ce qui est en jeu, c’est en fait un certain style de vie, c’est-à-dire un mode de jouissance, qui soit compatible avec le lien social.
Ce qui éclaire
Je reviens pour terminer sur cette question de la pratique éclairée. Éric Laurent caractérisait l’intervenant pratiquant dans une institution orientée par la psychanalyse comme un « analysant civilisé ». Un collègue m’avait dit qu’il entendait cette nomination comme venant en opposition au psychanalyste sauvage. Le psychanalyste sauvage, c’est celui qui interpréterait au niveau du sens, qui mettrait du sens là où il est question de « jouis-sance » qui peut s’écrire « jouis-sens », c’est celui qui interpréterait en somme avec son fantasme. L’analysant civilisé serait celui qui non seulement situe le savoir du côté du sujet, mais aussi celui qui, du fait d’en passer lui-même par l’expérience analytique, aurait pu apporter quelque éclairage sur son propre fantasme, ce qui lui permet d’intervenir non pas à partir de son fantasme, mais à partir de la singularité du sujet auquel il a à répondre, à la lettre. Voilà ce que serait pour moi aujourd’hui une pratique éclairée… par la psychanalyse.
[1] Miller J.-A., Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002.
[2] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 177.
[3] Freud S., Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot & Rivage, 2013.