C’est sous le titre : Lire Lacan au XX e siècle [1], que nous est proposé cet ouvrage, sous l’égide du laboratoire de recherche « La section clinique » EA 4007, et présenté par Sophie Marret-Maleval, Gérard Miller, Clotilde Leguil et Fabienne Hulak. Les textes s’y répartissent en six chapitres : « S’orienter de « l’orientation lacanienne » », « Politique Lacanienne », « Penser le sexuel », « La fonction de la lettre », « Clinique Psychanalytique ».
Le texte de Jacques-Alain Miller qui ouvre ce recueil sous le titre : « Le réel, signifiant extrême », qui transcrit la séance du 25 novembre 1988 du cours d’Orientation lacanienne « L’expérience du réel dans la cure psychanalytique », livre au lecteur la base continue de ce qu’il va lire dans la suite, du même pas où lui est aussi indiquée la pertinence d’un tel ensemble de travaux au regard de l’actualité.
Docta Ignorancia
Chacun des travaux ici répond à un « heurt contingent » générique [2], qui a nécessité de l’auteur qu’il se fasse doct-ignorant par sa question (La docte ignorance de Nicolas de Cues). Car si l’apport de Jacques Lacan ne cesse aujourd’hui d’être scruté à la loupe[3], ce n’est pas sans qu’y fasse défaut cette table d’orientation : le réel, ses écritures, et les semblants qui l’appareillent. Comme avec l’amour, le présent ouvrage nous emmène entre « épistémé et amathia », savoir et l’ignorance, espace de la doxa qui est celui des « discours, comportements, opinions »[4]. D’où la nécessité de cette orientation première. Comment entendre « Il n’y a que ça, le lien social », et comment y entre-t-on ? (C. Alberti) ; en quel sens est-il possible de soutenir que la psychanalyse est une praxis hors normes ? (A. Pfauwadel) ; quelle est l’importance du « domaine psy » dans le monde chinois aujourd’hui et au regard du gouvernement chinois ? (N. Charraud) ; que continue de nous apprendre la cas Dora, plus d’un siècle plus tard ? (C. Leguil) ; quels points de convergence entre les théories queer et la psychanalyse lacanienne ? (F. Fanjwaks) ; qui est Gayle Rubin, anthropologue et « exégète » de Freud et de Lacan et qui inventa le terme « sexe/genre » ? (P. Pernot) ; comment Tim Dean procède-t-il à un lecture queer Lacan ? (F-M Brunel) ; comment pouvons-nous comprendre la nécessité de la référence à l’écriture, et plus précisément à la lettre, dans l’enseignement de Lacan ? (L. Mattioli Pasqual) ; comment saisir ce que dit Lacan de la nullibiété de la lettre, quel serait alors son lieu ? (D. Gutermann-Jacquet) ; le deuil à l’aune du « rêve du père mort », à quel au-delà nous conduit cette lecture de Lacan ? (C. Koretzky) ; de l’inconscient dans le traumarbeit, au travail de la langue dans Finnegans wake de Joyce, que nous est-il indiqué du nouage RSI ? (F. Hulak) ; est-il possible de lire directement le sens inconscient en déchiffrant la signification sous-jacente d’un sinogramme ? (T. Zhang) ; quelle est l’incidence de l’introduction du terme psychose ordinaire s’agissant du dernier enseignement de Lacan ? (D. Avdelidi) ; est-ce à travers l’objet a, comme articulé au sujet de l’inconscient, que le registre du corps est, durant un temps de son enseignement, convoqué par Lacan ? (D. Guyonnet).
Du Nebenmensch au Fremd
C’est à l’aune de la psychanalyse conçue comme expérience qu’Aurélie Pfauwadel nous convie à saisir quelle éthique s’y trouve au cœur. La question est centrale dans le livre tout comme elle l’est dans l’actualité. La mutation subjective qui est le corollaire de cette expérience, y est le fruit d’une conquête par le sujet lui-même, celle de sa loi singulière. Le tracé de cette question prend son départ du texte de Freud :
« L’esquisse d’une psychologie scientifique », texte indépassé, fusse par les théories neuroscientifiques, de ce que toute science digne de ce nom est d’abord inférentielle, c’est-à-dire nécessitant un engagement subjectif, ce que Lacan relevait comme « acte de foi [5] », mais plus encore lorsqu’il abordera la question du sujet de la science [6]. De ce texte de Freud, son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse [7] en constitue un précieux commentaire qui fertilise le propos de l’auteur. Le terme de « mutation » repris lui aussi de Lacan balance aujourd’hui « les mutations ». Mutations sociétales, où la langue anglaise a vu le signifiant gender fécondé par des modes de jouissance restés jusqu’alors exclusivement privés ; mutations économiques qui a vu les normes corrélées à la valeur financière devenir mondiales, et où la psychanalyse peut se présenter comme appel d’air dans ces espaces standardisés, tel la Chine. La technologie comme science appliquée qui coefficiente ces mutations et les accélère du même pas, place aussi le corps au premier plan. Aussi le trajet que le lecteur suivra avec A. Pfauwadel, d’Aristote à Kant, sans omettre Sade, conserve-t-il toute son acuité à la lumière des nouveaux modes de « mutilation du désir » d’aujourd’hui, mais qui activent en retour sa « fonction de protestation […] vis-à-vis des contraintes de l’ordre symbolique ». Monde où le fremd, l’étranger au désir, y est plus saillant que jamais, dissipant le Nebenmench.
[1] Hulak F. s. /dir, Lire Lacan au XXIème siècle, Paris, Ed. Champ social, 2019.
[2] Pfauwadel A., « L’éthique de la psychanalyse : une éthique sans normes ? », Lire Lacan au XXIème siècle, op. cit.
[3] Lacan aujourd’hui, Revue Française de Psychanalyse, Octobre 2018, Tome LXXXII.
[4] Lacan J., Le séminaire, Livre VII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p.148.
[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p.77.
[6] Lacan J., « Science et vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966.
[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.