« La jouissance de l’Autre, de l’Autre avec un grand A, du corps de l’Autre qui le symbolise, n’est pas le signe de l’amour. »
Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore
Il y a quelques années, dans une télévision en noir et blanc, Lacan soulignait, ému, son émerveillement face au transfert, de ce qu’un dispositif puisse faire naître, avec quelques artifices, l’amour [1].
Voilà énoncé, en quelques mots, le cœur de la pratique analytique, qui ne manque pas, poursuit Lacan, de paraître lourd à certains de sa connaissance et, avoue-t-il, à lui-même.
Et pour cause, de l’amour, il fait le point central, la question côté femme qui est à traiter dans la cure. En effet, la demande d’amour joue un rôle central dans la sexualité féminine, comme le rappelle Jacques-Alain Miller [2]. C’est, bien sûr, cette demande qui va se faire entendre sur le divan et c’est à cet endroit que le maniement du transfert, peut s’avérer lourd à l’occasion.
Surtout, lorsque Lacan avec audace évoque, pour les parlêtres féminins, la « forme érotomaniaque de l’amour » [3] !
Mais pourquoi diable cette orientation, que l’amour côté femme confinerait à la folie ?
Cet amour fou nous ramène à Clérambault. C’est à partir de son travail – celui que Lacan a poursuivi, débattu et enrichi – qu’une découverte fondamentale a été apportée à la psychiatrie, la seul en trente ans dit Lacan, et qui nous permet d’avoir de solides repères dans la clinique.
Dans l’érotomanie, celle pathologique, c’est la certitude d’être aimé qui assaille le sujet, et qui réalise le rapport sexuel, L’Autre l’aime et jouit d’elle, elle est son objet, de façon entière, sans échappatoire. Une telle position conduit aux destins douloureux, parfois tragiques, des érotomanes.
Cela parce que cet éros, cette certitude folle, a plus à voir avec l’orgueil qu’avec l’amour [4].
Ainsi, l’amour érotomaniaque est à entendre comme ce qui donne la couleur de l’amour du côté féminin, car, de toute évidence, il y a peu de risque de confondre ces deux structures. Là où « la psychose est une sorte de faillite en ce qui concerne l’accomplissement ce qui est appelé “amour” » [5], l’amour, quand il est demande, même illimitée, vient comme réponse à l’impossible du rapport sexuel.
Dans sa belle préface à l’ouvrage de Clérambault, François Leguil relève cette indication du maître : « différence d’intensité n’empêche pas l’identité qualitative des processus » [6], il ajoute, avec une malice réjouissante, que cette indication clinique rigoureuse, si elle avait été entendue, nous éviterait le lot de cas « limites » [7].
Ainsi, la structure ne se déduit pas de la mesure de l’intensité des manifestations, mais du repérage précis des processus. C’est ce que fait Clérambault lorsqu’il isole le Postulat de l’érotomane : sa certitude que l’autre l’aime. De là, suivront les significations qu’elle donnera à son histoire.
À l’inverse, pour celle qui a pour partenaire-symptôme l’Autre barré, Ⱥ, nulle certitude d’être aimée. Bien au contraire, elle passe un temps fou à faire parler cet Autre qui manque, à le faire parler… d’elle. Elle cherche dans ses paroles des signes d’amour et aussi bien traque les manques, les faiblesses ou encore les incohérences, qui ne manquent jamais. Elle peut alors dérouler sa plainte. Sa demande est donc sans fin, car jamais satisfaite.
Lacan relevait le caractère discursif propre à l’érotomane, infatigable épistolière, comme le montreront les lettres d’Aimée, ou encore d’Adèle H. L’amoureuse, quant à elle, est celle qui fait produire à l’Autre un savoir sur elle. Qu’il réponde au Che vuoi ?
Cela exige un amour réciproque, que l’autre réponde, que ce soit pour lui jurer fidélité ou l’envoyer promener, selon le fantasme à l’œuvre.
J.-A. Miller résume l’exigence côté féminin comme étant « parler, aimer, jouir » [8].
La ritournelle raconte que les histoires d’amour finissent mal, en général. De nombreuses fictions se sont passionnées pour ce qui peut virer au drame dans la relation d’amour de transfert entre le patient et l’analyste. Un tel déraillement est en effet spectaculaire et touche certainement au fantasme de ceux qui le réalise.
Mais voilà, pourquoi, face à cet émerveillement du transfert, que nous confie Lacan, et son corrélat de difficultés, ce dernier a fait du contrôle un des piliers de la formation analytique.
[1] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509-545.
[2] Cf. Miller J.-A., L’Os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 79.
[3] Lacan J., « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
[4] Cf. Leguil F., « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », in Clérambault (de) G. G., L’Érotomanie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 20.
[5] Lacan J. « Conférence et entretiens dans des universités nord-américaines. Yale University, Kanzer Seminar. 24 novembre 1975 », Scilicet, n°6/7, 1976, p. 16.
[6] Clérambault (de) G. G., cité par F. Leguil, in « « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », op. cit., p. 24.
[7] Leguil F., « Préface. Clérambault, et les leçons de la passion », op. cit., p. 24.
[8] Miller J.-A., L’Os d’une cure, op. cit., p. 81.