
Clérambault, une anatomie des passions
[…] L’érotomanie [*] est un sujet qui « me préoccupe depuis 23 ans », avoue Clérambault à Capgras, au cours d’un échange vif, en 1923, à la Société clinique. Avant lui, cette pathologie avait donné lieu à un certain nombre de publications mettant plutôt l’accent sur l’idéalisme passionné de ces sujets, tel que dépeint par Maurice Dide.
Clérambault n’adopte pas cette perspective. Il veut faire de l’érotomanie une entité à part entière. Il doit, pour cela, démontrer l’existence de formes pures à côté de celles associées à d’autres psychoses. Cette description aboutira à la dissociation du groupe des paranoïaques. L’érotomanie n’est pas à confondre avec un délire d’interprétation. Elle entre dans le cadre des psychoses passionnelles, à côté du délire de revendication et de celui de jalousie. Lors de cette même discussion avec Capgras, Clérambault dira : « C’était la première fois que le Mécanisme Passionnel était donné comme le générateur commun de psychoses diverses, que l’épithète de Passionnel apparaissait comme terme classificateur, et que les trois délires susdits étaient groupés » [1]. Érotomanie, revendication, jalousie entrent ainsi dans le même cadre.
Au contraire des délires d’interprétation qui s’étendent par irradiation, à partir d’un début non localisable, les délires passionnels ont en commun « leurs mécanismes idéatifs, leur extension polarisée, leur hyperesthésie allant quelquefois jusqu’à l’allure hypomaniaque, la mise en jeu initiale de la volonté, la notion du but, le concept directeur unique, la véhémence, les conceptions complètes d’emblée ».
Le postulat fondamental
L’érotomanie est donc un délire amoureux qui repose sur des données constantes, la première et principale étant le postulat fondamental. Il est, pour Clérambault, essentiel. Le supprimer revient à supprimer l’ensemble du délire. « Ce délire est semblable à la larme batavique, qui s’évanouit si vous cassez seulement sa pointe. » [2]
En voici l’énoncé :
« Postulat fondamental : c’est l’Objet qui a commencé et qui aime le plus ou qui aime seul. (N.B. – Objet ordinairement élevé, notion classique.)
Thèmes dérivés et regardés comme évidents :
L’Objet ne peut avoir de bonheur sans le soupirant.
L’Objet ne peut avoir une valeur complète sans le soupirant.
L’Objet est libre. Son mariage n’est pas valable.
Thèmes dérivés et qui se démontent :
Vigilance continuelle de l’Objet.
Protection continuelle de l’Objet.
Travaux d’approche de la part de l’Objet.
Conversations indirectes avec l’Objet.
Ressources phénoménales dont dispose l’Objet.
Sympathie presque universelle que suscite le roman en cours.
Conduite paradoxale et contradictoire de l’Objet ».
Ces conditions ne sont pas toujours toutes réunies, mais la dernière ne manque jamais : l’objet a, par définition, une conduite paradoxale. S’il hésite, c’est qu’il est timide ou qu’il veut éprouver le sujet, ou bien qu’un ami le domine… Les composantes du sentiment générateur du délire sont l’orgueil, le désir et l’espoir. […]
Fixité et variations
Selon Clérambault, le syndrome évolue en trois phases : espoir, dépit, rancune. Dès la phase d’espoir, des idées de persécution peuvent apparaître, non diffuses, mais centrées sur les incidents de la poursuite de l’objet : des forces s’opposent à l’union. Ces forces ont pour but la séparation d’avec l’objet. L’espoir ne disparaît jamais et, même « inconscient », il persiste. Magnifique formule qui signe l’impossibilité de mettre un terme à la signification de l’amour, aucune explication ne sera jamais définitive. Savoir cela permet de ne pas tomber dans le piège d’un diagnostic erroné. La direction de l’entretien avec le malade – de l’interrogatoire, disait-on à l’époque – devra toujours rechercher non les faits, mais les points de vue du malade qui s’expriment dans des formules spécifiques qu’il s’agit de mettre au jour. Il faut pour cela souvent « actionner »[3] le malade en faisant jouer l’élément espoir qui sert de révélateur ou d’inducteur dans l’entretien. Il y a là une manœuvre nécessaire du médecin. […]
Passion de l’amour et mécanique délirante
[…] Le postulat de base est le nœud idéo-affectif sur lequel repose l’érotomanie. L’irruption de ce postulat dans la vie psychique d’un sujet marque une discontinuité et ce, à l’inverse des délires d’interprétation qui s’inscrivent dans une continuité. C’est l’un des traits qui opposent le passionnel et interprétatif.
En outre, à l’inverse des états passionnels morbides, les délires interprétatifs ont pour base un caractère paranoïaque et une méfiance fondamentale. Ils se développent dans toutes les directions par extension progressive et irradiation circulaire : « Le délirant interprétatif erre dans le mystère, inquiet, étonné et passif, raisonnant sur tout ce qu’il observe et cherchant des explications qu’il ne découvre que graduellement ; le délirant passionnel avance vers un but, avec une exigence consciente, complète d’emblée ; il ne délire que dans le domaine de son désir » [4].
Dans les cas purs d’érotomanie, on ne trouve ni hallucinations ni délire rétrospectif ni mégalomanie : « Aucune des convictions de l’interprétatif ne peut être dite l’équivalent du postulat ». « On ne voit pas chez lui d’idée-mère d’où sortiraient des chaînes d’idées […]. Supprimez du délire d’un interprétateur telle conception qui vous semble la plus importante, […] vous aurez percé un réseau, vous n’aurez pas rompu les chaînes ; […] d’autres mailles se referont d’elles-mêmes ». Selon Clérambault, il est faux d’affirmer l’existence d’une idée prévalente dans le délire d’interprétation : il y a une multitude d’interprétations. L’idée prévalente concernerait plutôt les délires passionnels. Cependant, ce terme présente l’inconvénient de masquer la mécanique du délire. Il ne fait pas ressortir « la valeur d’embryon logique » inhérente au terme de postulat.
Cet effort de logification l’amène à diviser en deux le groupe des paranoïas, comme l’avaient fait Sérieux et Capgras en opposant les revendicateurs et les interprétatifs. Mais il fait un pas de plus en faisant du passionnel un élément pathogénique à part entière et ce, en créant la catégorie des psychoses passionnelles qui réunit l’érotomanie, les délires de revendication et ceux de jalousie. Dans le même mouvement, il donne à l’érotomanie et à la question de l’amour une place qu’elles n’avaient jamais eue dans la clinique. Le succès du concept tient sans doute à ce que Lacan mettra en évidence : la conviction d’être aimée infiltre la position féminine. Les femmes sont toujours un peu érotomaniaques. Cela fait partie de leur génie. […]
[*] Ce texte est une version réduite et revue d’un texte initialement paru dans La Cause freudienne, n°74, mars 2010, p. 222-242, disponible sur CAIRN.
[1] Clérambault (de) G. G., Œuvres psychiatriques, Paris, Frénésie, 1987, p. 338-339 & 425.
[2] Ibid., p. 338-339, 343 & 354.
[3] Ibid., p. 354.
[4] Ibid., p. 342-343.
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