L’érotomanie psychotique, cette illusion délirante d’être aimé [1], dévoile, peut-être plus que tout autre délire, en quoi l’amour dans les psychoses est, comme l’indique Lacan, un « amour mort » [2]. À partir des textes d’Unica Zürn, nous tenterons de mettre au jour ce que peut signifier cette formule. Cette artiste surréaliste allemande vécut dans l’ombre de son compagnon, Hans Bellmer, et ne fut révélée au grand public qu’en 1971 avec la parution à titre posthume de L’Homme jasmin.
On ne sait définir absolument l’écriture d’U. Zürn. Son amie et traductrice, Ruth Henry, affirme que « chaque mot écrit par Unica est autobiographique », précisant que la « seule force qu’Unica préservait lors de sa chute dans la folie était celle de noter les faits avec un ton observateur distant » [3]. D’où la tonalité particulière de cet écrit, puisque sa rédaction, parsemée de transcriptions d’hallucinations, eut justement lieu lors de « crises » et fut entrecoupée de séjours en clinique psychiatrique. Le pronom féminin de troisième personne du singulier guide son écriture – l’auteure n’écrivant qu’en de rares textes à « je ». Ce qui confère au « elle » du récit un caractère à la fois personnel et impersonnel.
L’Homme jasmin s’ouvre sur la narration d’un souvenir de ses six ans. D’abord un rêve, dans lequel le miroir devient une porte, qu’elle traverse. Elle se réveille au moment de lire le nom sur une carte. Cet onirisme lui fait « si forte impression » [4] qu’elle pousse le miroir pour y chercher la porte. Décontenancée, elle se rend dans la chambre de sa mère, et là une « montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé s’abat sur l’enfant épouvantée » [5]. Elle s’enfuit et a sa première « vision » [6] de l’Homme-Jasmin. C’est un homme paralysé, assis dans un jardin fleurit. Devenu « l’image de l’amour », elle « se marie avec lui », « c’est son premier, son plus grand secret » [7]. Et dans les années qui suivront, « elle ne verra, par-dessus l’épaule des hommes sur laquelle elle se penchera, rien que l’Homme-Jasmin. Elle restera fidèle à ses noces d’enfant » [8]. Alors qu’elle est déboussolée, la « présence immobile de cet homme lui dispense deux leçons » : distance et passivité [9].
Cet Autre est si radicalement hétérogène [10] que sa distance, pour utiliser ce terme affectionné et qu’on retrouve dans d’autres écrits [11], assure la non-concrétisation de la relation [12]. Ici, l’amour mort prend l’acception de se marier avec son hallucination, le sujet ne reconnaît pas cet Autre comme lui étant de même nature, mais profondément différent. Cet éloignement, aussi défensif soit-il, semble avoir également été une garantie.
Car, adulte, survient son « premier miracle » : « elle se trouve en face de l’Homme-Jasmin » [13]. La distance salvatrice vole en éclat, il n’est plus paralysé, il lui est apparu [14]. « Le choc qu’elle éprouve à cette rencontre est si violent qu’elle ne le surmontera pas. De ce jour, lentement, très lentement elle commence à perdre la raison » [15]. Selon elle, sa folie ne commence pas avec l’hallucination première, mais lorsque la concrétisation devient possible, lorsqu’apparaît le « double réel et vivant » [16] de l’Homme-Jasmin. Son « aliénation » [17] en l’Autre s’en trouve accrue. Interprétative, aux aguets, elle perçoit partout des indices de sa venue : des lettres brodées sur une serviette, un bruit répété, etc. Dans ses « crises », s’aliénant à l’Autre, elle s’annule comme sujet, tandis que Lui devient le « régisseur » lui faisant « don [d’une] hallucination » [18]. Elle s’en enchante : « Quel programme n’a-t-il pas imaginé pour elle ! » [19] Elle prend ce don pour un signe de cet « amour surhumain » [20] qu’il a, le don d’amour prend là une autre tournure. Dans ces moments, elle peut se trouver distanciée de son corps, devenant « sa propre spectatrice » [21], dans un mouvement presque héautoscopique où, sous l’influence de « l’Homme Blanc » [22], son corps dansant se transforme en oiseau, en tigre, en scorpion, jusqu’à l’auto-transpercement. C’est son existence entière qui est offerte à l’Autre. C’est une autre acception du « tout donner pour être tout » [23], puisqu’au-delà du don il est question du sacrifice dans une relation où les places sont ainsi définies : « Lui, c’est l’aigle qui décrit ses cercles au-dessus du petit poulet masochiste » [24].
Cet Autre, mis en position d’Idéal du moi, a le droit de vie et de mort sur elle. En cela cet « amour mort » se donne aussi à lire comme pouvant entraîner l’effacement du sujet, ce dernier s’abolissant dans l’hétérogénéité d’« un Autre, tellement Autre » [25] qu’il lui laisse tout arbitrage sur sa propre vie. On retrouve là quelque chose de l’automatisme mental [26], au sens où ça s’impose au sujet, devenu automate. On lira ainsi dans L’Homme jasmin les déambulations de cet « elle » dans les rues d’une ville, se laissant guider Lui, quand bien même elle « sait qu’il ne connaît pas cette ville » [27].
Cet amour, certes mort, semble avoir fait symptôme, notamment dans la fidélité indéfectible à ses noces d’enfant et au secret de leur union… à la vie, à la mort.
[1] Cf. Ferdière G., L’Érotomanie. Illusion délirante d’être aimé, Paris, Dion, 1937.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 287.
[3] Henry R., « Rencontre avec Unica », in Zürn U., Sombre printemps, Paris, Écriture, 1997, p. 107.
[4] Zürn U., L’Homme jasmin, Paris, Gallimard, 2018, p. 15.
[5] Ibid., p. 15-16.
[6] Ibid., p. 16.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 287.
[11] Outre L’Homme jasmin, il en est question dans Le Blanc au point rouge (Zürn U., Le Blanc au point rouge, Paris, Ypsilon, 2011, p. 13 & 21).
[12] « L’autre auquel s’adresse l’érotomane est très particulier, puisque le sujet n’a avec lui aucune relation concrète » (Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 53).
[13] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 18.
[14] Cf. ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 70.
[17] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 53.
[18] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 120.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 51.
[21] Ibid., p. 122.
[22] Ibid., p. 50.
[23] Laurent É., « Positions féminines de l’être », La Cause freudienne, n°24, juin 1993, p. 109.
[24] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 22.
[25] Miller J.-A. (s/dir.), « Avant-propos », L’Amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 8.
[26] Cf. Clérambault (de) G. G., L’Automatisme mental, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1992. Et cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, op. cit., p. 14, 285 & 305.
[27] Zürn U., L’Homme jasmin, op. cit., p. 57.