La cause de la guerre n’est pas toujours dans ce qui se dit, dans des considérations d’experts politiques, géostratégiques, etc. Ce qui la cause se loge bien plus, suivant en cela Freud, dans ce qui est sous-entendu et qui se trouve mu par une haine viscérale de l’autre. C’est là que se marque l’absurdité de la guerre – dans cette haine inextinguible du semblable. Et, à partir de malentendus portant sur de petites différences, elle peut éclater au grand jour. Il suffit d’un évènement, souvent infime, pour que se produisent des milliers d’explosions, de morts, de corps éclatés, maltraités, de vies déchirées, de liens humains détruits, de villes saccagées. Cependant, cette violence aveugle, quel que soit le territoire sur lequel elle s’exerce, trouve toujours un espace singulier où cela se joue – celui du corps et, singulièrement, pour chacun, le corps de l’ennemi.
Le corps de l’ennemi
La guerre n’explique rien, elle délimite seulement un contexte où le pire de l’homme se déchaîne contre son semblable. Il le fait très singulièrement en ravageant et dévastant le corps dudit ennemi par le biais d’actes barbares souvent à caractère sexuel. C’est au-delà de la perversion, c’est à la fois l’avilissement de l’autre – souvent féminin – et, dans certaines circonstances pas si rares, la destruction réelle de la matrice, de ce qui est à l’origine de la vie. Avant, après qu’ils se soient eux-mêmes affrontés corps à corps, le corps des femmes est l’espace où les hommes mènent leurs guerres [1].
À tout moment, dans les récits de guerre, le corps est fait présent par ses besoins premiers, par ses pulsions destructrices, par ses mille et un détails, qui en font, en dehors de l’escabeau – qui lui donne son côté aimable ou désirable –, un objet vil, une menace pour lui-même – tuer ou être tué –, un résidu, un déchet, qui fait que son réel même le situe au-delà de savoir la raison du rejet ou de la haine des autres. Le corps de l’ennemi est toujours et partout stigmatisé : d’une violence bestiale, d’une puanteur repoussante, et ses entrailles ont une odeur pestilentielle. Vermine serait le mot clé pour le désigner avec une métaphore du pire qui induit cet impératif : « Éliminez cette scorie ! » Le corps de l’ennemi est réduit à ces invertébrés qui attaquent le corps cadavérique. Nous ne serions pas entre deux morts mais entre deux corps vidés de leur vie ; entre le cadavre et la dépouille, le premier étant pensé hors de l’histoire.
C’est ce que nous rappelle Élie Wiesel lorsqu’il écrit sur ce moment où il fut désigné, dans la lutte pour l’existence d’Israël, pour exécuter un homme. Il ne savait qu’une chose à son sujet : « il était mon ennemi » [2]. Il ne voulait rien savoir de son corps ; s’il devait ou non manger, fumer, boire, etc. Bien qu’on l’y encouragea, il ne lui fut pas possible de parler à cet homme, ni d’échanger sur quoi que ce soit, « l’ennemi n’a pas d’histoire » [3]. Surtout ne rien savoir de ce dont il jouissait. Autrement il n’aurait pas été possible de mener à bien l’exécution.
L’humanisation paradoxale des corps
La guerre se fait donc toujours avec les corps, avec le corps réel, le corps de la jouissance, le corps qui a une histoire. Dans l’instant qui précède le meurtre, il est celui d’un homme ; après, c’est un cadavre. Il arrive que, parfois, avant cette dernière étape, il soit à l’agonie. Alors, sa plainte, sa souffrance, porte encore la marque du vivant ; c’est là qu’il faut en finir avec la vie, donner le coup de grâce. Pour autant cela n’éteint pas la manière dont nous le regardons, dont il nous regarde, dont cette mort nous regarde.
Voilà quelques années, j’avais parlé d’un analysant qui avait appartenu à des unités commandos [4]. Il expliquait comment il devait, dans des conditions de guerre, entrer en territoire ennemi, se fondre dans la foule pour devenir l’autre – celui qui allait devoir tuer – jusqu’à acquérir son odeur, vivre dans son intimité, se mettre dans sa peau. Ce n’est qu’alors, dans un dernier corps à corps, que le coup fatal était porté. Paradigme de la destruction de l’autre en miroir ou plus ? Mais, comment se séparer de cette peau avec laquelle on ne fait qu’un et qui porte la marque de la blessure mortelle ? Ce n’est pas l’autre dans le miroir, c’est la mort dans les corps reflétés ; c’est différent, c’est une mort qui reste dans celui qui la donne !
Déshumanisation de la mort
La guerre transforme les corps en fragments épars que l’on ramasse après la bataille ; des morceaux détachés qui, un instant auparavant, étaient habités par une histoire. Ainsi se marque la différence entre la dépouille – que l’on emporte avec soi, qui est honorée dans les rituels – et le cadavre, le réel de ce qui reste et ce que l’on cherche à faire disparaître, à soustraire de l’histoire.
Guy Briole
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[1] Cf. Briole G., « Impossible d’escaboter », in La psychanalyse à la lumière du gai savoir de Rabelais, Accès à la psychanalyse, Bulletin de l’ACF VLB, numéro spécial, novembre 2017, p. 45-54. Ce texte pour L’Hebdo-Blog reprend les grandes lignes de cet article.
[2] Wiesel É., L’aube, Paris, Seuil, collection Points, 1960, p. 9.
[3] Ibid., p. 87.
[4] Cf. Briole G., « Cette blessure, là », La Cause freudienne, n°77, mars 2011, p. 179.