
ÉDITORIAL : La guerre nous regarde
Depuis le 24 février, la guerre nous regarde… de très près. Elle est à notre porte. La guerre s’est réveillée en Europe, et là où l’on pensait avec Kojève que l’Histoire était finie et qu’il ne nous resterait plus qu’à gérer l’administration et le commerce international, le monstre humain a repris force. Il a rassemblé les pulsions de mort individuelles pour les organiser en un grand discours assassin, un vaste délire de revendication à plusieurs. Il a pris les oripeaux de la victime, s’est drapé dans la douleur qui le légitime, a renversé le mépris ressenti en revanche sanglante [1] et avance vers la purification en éliminant l’ennemi à l’extérieur et à l’intérieur du pays.
Aujourd’hui, le déni de réalité et le désir d’immortalité [2], propres à l’humain selon Freud, sont mis à mal par les images et les récits des vies brisées de ceux qui, comme nous, ont choisi la démocratie. « Les discours qui tuent » [3] s’en donnent à cœur joie et envahissent le terrain de la guerre hybride [4], c’est-à-dire l’espace médiatique des débats électoraux. Derrière les extrêmes de gauche et de droite, derrière les mouvements de protestations violentes, les discours complotistes et les antivax, se cache la volonté d’un axe contre la démocratie. « La fille du diable » [5] attend son tour, et le fameux déni mué en abstentionnisme pourrait l’amener là où elle sortira de son sac les différentes mesures prêtes pour modifier la Constitution et transformer la France en État autoritaire [6].
La guerre nous regarde, et soit nous la nions (« moi, je n’écoute plus les informations », me dit-on souvent), soit nous nous transformons en voyeur par le trou de la fenêtre internet : toujours plus d’images et de récits pour tenter de réveiller les occidentaux de leur rêve quotidien (métro-boulot-dodo), mais rien qui n’ait la force du texte de Guy Briole dans ce numéro 267 de L’Hebdo-Blog. Les images et les récits sont encore et toujours des fictions, des unités, des touts, des ensembles, alors que ce qui règne à Marioupol ou dans la banlieue de Kyiv, c’est l’explosion des corps, l’éparpillement des morceaux, la barbarie et la psychopathie normalisée par l’espace-temps de la guerre.
La guerre nous regarde et nous restons impuissants, hébétés, tristes et malheureux. Aider, accueillir, soutenir est une goutte d’eau dans l’océan de la terreur subie. Cela suffit à peine à apaiser notre culpabilité de nous réjouir à notre insu que cela ne nous arrive pas à nous. Ici la beauté, l’unification des corps dans le miroir, continue de voiler l’horreur. Là-bas les déchets des objets humains, corps y compris, s’amoncellent. La civilisation a quitté les villes assiégées et les ordures en tous genres pullulent. Si le monde n’est ni tout noir ni tout blanc, mais que « les Orques du Mordor » [7] se déchaînent d’un seul côté du conflit, c’est que le prix de la vie humaine n’est pas le même au-delà de la nouvelle ligne de démarcation qui divise l’Europe. À l’ouest, le droit des gens prime, de l’autre côté, c’est l’Empire et sa volonté d’extension sans limites qui est aux commandes [8]. C’est une guerre de concepts entre République et Empire, une guerre où le désir d’extension de l’Empire n’a que faire du prix de la vie des humains qui s’y opposent.
Katty Langelez-Stevens
________________________
[1] Cf. Vitkine A., La vengeance de Poutine, diffusé sur France 5 le 27 mars 2022, documentaire disponible en replay https://www.france.tv/documentaires/politique/3244354-la-vengeance-de-poutine.html
[2] Cf. l’intervention de Stéphane Audouin-Rouzeau dans Studio Lacan, « Retour de la guerre en Europe », 30 mars 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0
[3] Titre du Forum européen de Zadig en Belgique, organisé à Bruxelles le 1er décembre 2018. Cf. Caroz G., « Les discours qui tuent », L’Hebdo-Blog, n°145, 16 septembre 2018, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr)
[4] La guerre hybride est un concept théorisé par le général russe Gerasimov. Cf. Nexon M., « Gerasimov, le général russe qui mène la guerre de l’information », Le Point, 2 mars 2017, disponible sur internet.
[5] Cf. Miller J.-A., « La fille du diable », Le Point, 12 mai 2011, disponible sur internet. Voir également Lacan Quotidien, n°43, 29 septembre 2011, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr)
[6] Cf. Trippenbach I., Johannès F., « Marine Le Pen : un programme fondamentalement d’extrême droite derrière une image adoucie », Le Monde, 31 mars 2022, disponible sur internet.
[7] C’est ainsi que les Ukrainiens appellent les soldats russes.
[8] Comme l’a développé Blandine Kriegel ce dimanche 3 avril 2022, lors des Grandes Assises Virtuelles Internationales de l’AMP « La femme n’existe pas ».
Articles associés
-
L’institution comme trou1 octobre 2023 Par Jean-Robert Rabanel
-
Le patient numérisé1 octobre 2023 Par Dominique Holvoet
-
Les mots résonnent24 septembre 2023 Par Pénélope Fay
-
Raymond Roussel, le sujet doublé24 septembre 2023 Par René Fiori
-
« Invincible renaissance du mirage de l’identité du sujet »17 septembre 2023 Par France Jaigu