Le retour de la guerre en Europe est accompagné d’un sentiment partagé par plusieurs commentateurs, historiens et spécialistes de la guerre, que tout était là pour qu’on puisse savoir que cette guerre allait se déclencher. Dans une récente édition spéciale de Studio Lacan [1], Stéphane Audoin-Rouzeau l’a brillamment démontré. On n’a jamais vu dans l’histoire, a-t-il dit, une puissance militaire considérable comme la Russie rassembler cent cinquante mille soldats à la frontière d’un autre pays, sans les lancer à l’assaut [2]. On pourrait aussi mentionner d’autres signes avant-coureurs. La déclaration de Vladimir Poutine, en 1999, concernant le sort qui sera réservé aux terroristes tchétchènes : « on ira les buter jusque dans les chiottes », suivie de la guerre et des violences perpétrées en Tchétchénie, montrent bien que les menaces proférées par le président russe ne sont pas une parole vaine.
Par ailleurs, dans ses discours qui précédaient la guerre, Poutine proférait des menaces à peine voilées d’envahir l’Ukraine afin de rétablir ce qui serait selon lui une vérité historique[3].
Ce refus de voir émerger le réel de la guerre dépendrait d’une absence d’un signifiant de la mort dans l’inconscient, qui entretient une croyance à l’immortalité [4].
Pourtant, aux côtés des horreurs de la guerre, cette dernière est aussi source de quelques illusions réconfortantes. S. Audoin-Rouzeau faisait la distinction entre le temps de guerre et le temps de paix. Ces deux temps, disait-il, relèvent de rationalités différentes [5]. C’est par un consentement à la guerre [6] que s’opère chez un peuple-sujet ce passage entre les deux temps. Portés par un élan de fraternité, les partis politiques cessent leurs querelles, l’épicier du coin devient tireur d’élite, l’avocate devient parachutiste, le professeur d’université se retrouve à conduire un char. Freud notait qu’en temps de guerre les névroses reculent. Toute personne qui a vécu la guerre connaît cet effet salutaire sur le psychisme et sur le lien social. Les hôpitaux psychiatriques se vident, les sans-abri sont accueillis, la solidarité est au zénith.
Dans la même veine, Bernard Bourgeois fait valoir un « passage soudain et massif » en France à la suite des attentats de 2015, « de la vogue du social vivifié en sociétal à l’adhésion exaltée à un national regardé, voire dénoncé, depuis des décennies, comme quelque chose de passé, figé et mortifère, dont la simple affirmation était déjà le nationalisme honni » [7].
Certes, la fougue de patriotisme et de solidarité sociale décrit bien la spécificité du temps de guerre par rapport au temps de paix, en tout cas dans un contexte où la mobilisation pour la guerre se fait dans un esprit défensif. Mais cette promotion des idéaux est anesthésiante. Freud parle de la « céleste berceuse » par laquelle les « bonnes d’enfants » tentent de camoufler la pulsion de mort [8]. Il se réfère à un poème satirique d’Heinrich Heine qui évoque le « bonheur de se revoir là-haut [dans les cieux] dans un monde meilleur, où toute douleur s’évanouit, patrie posthume où l’âme nage transfigurée au milieu de délices éternelles. […] ce dodo des cieux avec lequel on endort, quand il pleure, le peuple, ce grand mioche » [9].
En effet, à lire plus avant Freud et Lacan, on ne peut pas se contenter de ce cocon des idéaux pour expliquer le goût que l’humain peut avoir pour la guerre. Il suffit d’ailleurs de voir les enfants jouer à la guerre, pour constater que ce goût vient de loin. C’est que la guerre est un moment de vérité. Enfin les masques tombent, et se dévoile l’éthique de chacun face au réel. Enfin les hommes peuvent mettre en œuvre leur « maîtrise des forces de la nature » qui leur permet « de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier » [10]. Enfin, le combat entre Éros et Thanatos, au fondement de toute vie humaine, monte sur la scène. Enfin peut s’expérimenter une jouissance masochiste généralisée, une aspiration à éprouver une vraie douleur.
C’est justement parce qu’elle reconnaît ce fond pulsionnel à l’origine de toute guerre que la psychanalyse est pacifiste. Car ne rien vouloir savoir de ces pulsions ne fait que les exalter. Le rejet de la guerre du symbolique est corrélé à son retour dans le réel. C’est ce que nous avons vécu le 24 février dernier, au moment du déclenchement de la guerre en Ukraine.
Gil Caroz
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[1] « Le retour de la guerre en Europe », Studio Lacan, édition spéciale du mercredi 30 mars 2022 : https://www.youtube.com/watch?v=3R4h2bHXox0.
[2] Ibid., troisième minute.
[3] Cf. Pierre Haski, « Poutine ou la dangereuse négation de l’identité ukrainienne », France Inter, émission géopolitique du mercredi 23 février 2022, disponible sur internet : https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-du-mercredi-23-fevrier-2022
[4] Cf. Freud S., « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001, p. 41-42.
[5] « Le retour de la guerre en Europe », Studio Lacan, op. cit., onzième minute.
[6] Ibid., treizième minute.
[7] Bourgeois B., Penser l’histoire du présent avec Hegel, Paris, Vrin, 2017, p. 12.
[8] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Éditions Points, 2010, p. 135.
[9] Heine H., Germania, conte d’hiver, Paris, Michel Lévy frères, 1861.
[10] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 173.