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Nouvelle Série, L'Hebdo-Blog 267

Celle qu’il dit femme

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« Que cela te plaise ou non, à toi de l’supporter ma belle. » Ainsi parlait Vladimir Poutine à l’adresse de Volodymyr Zelensky – façon d’exprimer, pour le maître du Kremlin, qu’il faudra bien que l’Ukraine se soumette, que cela lui plaise ou non. Les familiers de la langue russe ne tardèrent pas à remarquer que les mots utilisés sont ceux d’un couplet satirique scabreux, extraits d’une tchastouchka populaire sur la princesse au bois dormant, qui dans son intégralité se traduit ainsi :

Dans la tombe, elle dort ma belle/Je m’incline et je te b…/Que oui ou non cela te plaise/À toi de l’supporter ma belle. L’agresseur de l’Ukraine compare celle-ci à une femme, une belle princesse endormie qu’il se propose de b… sans lui demander son consentement. On sait ce qu’il en est de la suite des évènements et des exactions qui s’y multiplient.

Le président ukrainien, qui ne manque pas d’humour [1], a saisi la métaphore au vol et fait savoir que si V. Poutine avait raison de dire que l’Ukraine était une belle femme, l’emploi du « ma » était de trop.

À ceux qui veulent bien entendre, les mots, les paroles en disent un bout sur la jouissance de ceux qui les prononcent. Françoise Thom [2] souligne l’emploi de l’argot dans la langue russe comme un révélateur de la contamination [3] d’une société héritant de l’univers concentrationnaire [4] ; celui des camps de concentration staliniens, qui firent exister le domaine du Père Réel de Totem et Tabou y régnant en maître. Là où prévaut la loi du plus fort, du plus malin, du plus retors, et dominée par la « morale mafieuse », dans cet Archipel dont Alexandre Soljénitsyne [5] nous raconte le quotidien.

Commentant la nécessité de la signature d’un traité avec les États-Unis, Sergueï Lavrov, le ministre russe des affaires étrangères, déclare : « Le caïd l’a dit, le caïd l’a fait. Nous obtiendrons que tout se passe honnêtement. Il faut néanmoins que les poniatiya soient également respectées au niveau international. » Dans sa tribune au Monde du 21 mars, Yves Hamant relève qu’on peut traduire les poniatiya par les règles, mais, nous dit-il, ce ne sont pas exactement des règles comme les autres, au sens où ce n’est pas la Loi qui les édicte ; le terme employé désigne bien plutôt des règles énoncées par le caïd.

L’acceptation de cette féminisation par l’Ukraine pourrait étonner, mais pour l’Ukraine, cela semble une identification plutôt affichée, à tout le moins incarnée dans sa politique de communication [6]. L’Ukraine se veut une femme libre, libre de son choix. Rappelons qu’à son indépendance, cinq ans après « Tchernobyl » [7], l’Ukraine accepta la dénucléarisation de sa défense, en léguant son stock de têtes nucléaires à la Russie en échange de sa protection.

Le désir de l’Ukraine, c’est de faire partie d’une famille européenne, pas de la famille. « La famille », ça existe, contrairement à La femme, mais ce signifiant désigne une association bien particulière, qui a des synonymes tels que Camorra en Italie ou Bratva en Russie. Ça, c’est « La famille » telle que la laisse transparaître Sergueï Lavrov dans ses propos. Une famille c’est à la fois plus fragile et plus fort parce qu’il y faut que d’un malentendu et de ses effets de jouissance, ses membres y consentent librement et c’est le propre des démocraties.

« Si j’avais – ce qui évidemment ne peut pas me venir à l’idée –, si je devais localiser quelque part l’idée de “liberté”, ça serait évidemment dans une femme que je l’incarnerais. Une femme, pas forcément n’importe laquelle, puisqu’elles ne sont pas-toutes et que le “n’importe laquelle” glisse vers le toutes. » [8]

Christian Fortes

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[1] On retiendra également son échange avec le président américain dans lequel il lui signifiait que ce n’était pas d’un taxi dont il avait besoin.

[2] Cf. Thom F., Comprendre le poutinisme. Pour sortir du mensonge, Paris, Desclée De Brouwer, 2018 & Conférence sur le livre « Comprendre le poutinisme » de Françoise Thom, disponible sur internet : https://www.political.fr/single-post/poutinisme-thom

[3] Françoise Thom parle de « percolage », mettant ainsi l’accent sur la porosité de deux mondes.

[4] « De 1960 à la fin des années 1980, 35 millions de peine de détention ont été prononcées en URSS. En 1997, on compte encore 900 000 détenus – n’oubliez pas que les camps existent toujours en Russie. Aujourd’hui, 1 homme russe sur 4 a connu la détention. »

[5] Cf. Soljénitsyne A., L’Archipel du Goulag, Paris, Seuil, 1974.

[6] Cela pourrait se comprendre, parce que ce sont en majorité des femmes qui se trouvent en position d’intervenir dans les journaux extérieurs au pays, à travers les réseaux sociaux, mais cela semble aussi s’afficher avec nombre de clichés de jeunes filles ukrainiennes en uniforme. Il y a peu, l’armée russe déclarait avoir éliminé une sniper ukrainienne qui avait fait de nombreux morts.

[7] Premier accident majeur arrivé sur une centrale nucléaire ; il s’agissait de la centrale de Tchernobyl.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 11 février 1975, inédit.

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