Je travaille dans un service de psychiatrie militaire en région parisienne *. Il m’est arrivé de recevoir l’ordre de rencontrer un patient sans la moindre possibilité d’en discuter, dans un contexte de pression politique et médiatique. Il s’agissait d’un policier impliqué dans l’assaut de l’Hypercacher de Vincennes en janvier 2015. Il m’est arrivé au cours d’une mission au Moyen-Orient de recevoir l’ordre de rencontrer tous les militaires français, revenus du terrain spécialement pour ces entretiens, sans exception donc, autrement dit sans l’embryon même d’une demande de leur part puisque c’était également un ordre pour eux. Une autre contrainte était implicite dans ce cas précis où mon intervention se situait au milieu de leur mission qui durait encore deux mois et demi, et avait été déclenchée en raison de la mort au combat de l’un d’entre eux, dans des circonstances où les responsabilités de cet événement malheureux restaient floues, et donc propres à soulever de multiples réactions imaginaires. Cette contrainte implicite était celle de ne pas nourrir ces mouvements imaginaires puisqu’ils devaient poursuivre leur mission et rester concentrés sur elle. Il s’agissait donc de mesurer très précisément pour chacun lors d’un unique entretien ce qui pouvait ou non se soulever comme question et ma fonction, si elle impliquait certes de permettre qu’elle puisse se poser supposait aussi qu’elle se boucle, au moins pour le temps restant de mission. Il n’est pas indiqué de pousser à la sécession quand la vie et la mort sont en jeu.
Je travaille donc dans l’anti-réseau par excellence, tel que ce terme de réseau est défini dans l’argument et dans les textes préparatoires de cette Journée. L’armée, relevée par Freud comme une des foules organisées dans « Psychologie des foules et analyse du moi », est le parangon même du discours du maître. Un ordre est donné, S1, et tous les corps de la troupe, S2, s’actionnent ou prennent une certaine position. Quand on vous le dit, vous êtes au garde à vous, quand on vous le dit, vous saluez le drapeau, et quand on vous le dit – ça, c’est pour moi – vous recevez un patient. Ce n’est pas le seul régime d’interlocution au sein de l’armée, heureusement, cela doit être dit d’une certaine façon qui est la façon de l’ordre, quand le chef qui le donne juge que la situation l’exige. Cela implique pour celui qui le reçoit une levée de la liberté d’action et de toute velléité de subversion au moins immédiate. Cela suppose un point de consentement total à une certaine aliénation qui a ses règles et ses conditions.
Cette marge de manœuvre initiale à zéro n’a pas empêché certains effets dans les exemples que je vous ai donnés. La rencontre du policier fut cependant bel et bien une rencontre au sens fort du terme, qui fut suivie de quelques autres et lui permit, par l’élaboration de l’esquisse d’un fantasme mis à jour par l’événement, de prendre quelques décisions importantes pour sa vie. J’ai su que certains des soldats rencontrés au Moyen-Orient s’étaient autorisés à l’angoisse au retour de la mission et avaient fait la demande d’être reçus par une collègue pour en déplier les ressorts subjectifs et les conséquences quant à leur place dans l’institution.
Une autre mission dans un camp de réfugiés m’a posé beaucoup de questions sur ma pratique : les entretiens se faisaient à l’aide d’interprètes, autrement dit l’interposition de leur fantasme ou de leur délire me barrait radicalement l’accès à la chaîne signifiante propre du sujet reçu. À un autre moment de cette mission, je me suis retrouvée à donner un sac de couchage à un patient schizophrène dont le syndrome d’influence portait sur son sexe, parce que faute d’en avoir deux, des sacs de couchage, il devait dormir dans le même que sa mère grabataire dont il se retrouvait seul à s’occuper du fait de la guerre. Ce faisant, j’ai eu le sentiment d’une transgression : est-ce que je n’y mettais pas mon fantasme ? « Qu’est-ce qu’il y a de psychanalytique là-dedans ? », pour reprendre une interrogation de Jacques-Alain Miller lors d’une Journée casuistique de la FIPA.
C’est en effet la question que je tente de déplier par ce préambule : y a-t-il « de l’analyste » en institution ? C’est une question souvent reprise et discutée parmi les membres du directoire de l’École de la Cause freudienne dont je fais partie, et les avancées du débat parmi nous me font penser qu’elle n’est pas tranchée. Il faut peut-être qu’elle ne le soit pas, mais il est crucial qu’elle se maintienne comme question pour chacun d’entre nous qui travaille en institution.
On est contraint, quand on travaille en institution, par les modalités selon lesquelles cette institution spécifique articule son propre discours. Lacan remarquait en 1974 dans « Télévision »1 que cette contrainte était celle d’être soumis, dans son intervention, au discours du maître. Je cite ce passage bien connu : « Il est certain que se coltiner la misère, comme vous dites [il répond à la question de J.-A. Miller], c’est entrer dans le discours qui la conditionne, ne serait-ce qu’au titre d’y protester. […] Au reste les psycho- quels qu’ils soient, qui s’emploient à votre supposé coltinage, n’ont pas à protester, mais à collaborer. Qu’ils le sachent ou pas, c’est ce qu’ils font. » Pour Lacan, il est donc vain de penser s’extraire du discours du maître quand on travaille en institution. La place qu’on occupe en est tributaire. La seule manière de s’en sortir, à mon avis, c’est de repérer les impossibles très singuliers engendrés par l’institution où l’on travaille. Définir cet impossible, ce qu’on ne pourra pas toucher, délimite aussitôt le possible et oriente. S’il est donc envisageable d’y introduire un jeu, c’est à la condition d’avoir d’abord mesuré cet écart entre l’impossible type de l’institution et l’impossible du sujet qu’on reçoit : là gite l’espace où se laisser instrumentaliser dans le registre du possible. Pour autant, l’action du praticien n’échappe pas à la visée de maîtrise de son institution : il s’emploie fondamentalement à ce que ça ne déraille pas trop, et les soignants pourront continuer à soigner, les éducateurs à éduquer, les directeurs à diriger et la machine institutionnelle à machiner.
En 2008, dans son cours « Choses de finesse en psychanalyse »2, J.-A. Miller précise les limites de la psychanalyse appliquée : « Il ne me paraît pas excessif de dire que la psychanalyse peut mourir de sa complaisance à l’endroit du discours du maître. Le discours du maître suppose une identification du sujet par un signifiant-maître : ce signifiant-maître peut prendre la valeur d’être le chiffre, condition de l’évaluation, c’est aussi bien l’explicitation, et c’est aussi bien la catégorisation. On ne connaîtra de sujet qu’en tant qu’il sera affecté à une catégorie, l’enfant, l’adulte, le vieux, par exemple, catégories qui répartissent la population, et donc ça n’est pas le sujet qu’on connaîtra, on connaîtra un exemplaire de la catégorie. [Ces catégories produisent] une clinique du maître sur laquelle évidemment nous sommes poussés à nous aligner. […] Sur la base de ces signifiants-maîtres, on met au travail le savoir, S2 : En particulier on met au travail le savoir de la psychanalyse, qui est là en position d’esclave, inscrit dans la structure du discours du maître. […] Ce que Lacan a appelé l’envers de la psychanalyse, c’est le discours du maître. On ne peut pas servir deux maîtres à la fois. On ne peut pas servir le discours analytique et le discours du maître en même temps. [Notation importante puisqu’il admet qu’on peut servir le discours analytique en institution :] On peut servir le discours analytique et, dans une approche de double vérité, faire valoir, dans le discours du maître, qu’on n’en serait pas la complète subversion [celle du discours analytique]. Le problème c’est que le masque qu’on porte sur le visage, il finit par s’incruster, et quand il s’incruste, la différence s’estompe. Alors, il est certain que le danger des effets thérapeutiques rapides c’est qu’on fait fonctionner – comment faire autrement ? –, on fait fonctionner un signifiant comme signifiant-maître pour le sujet, pour lui permettre de se repérer, donc on l’identifie – ce qu’on fait aussi dans le discours analytique mais avec le temps que ça se défasse –, on obtient un effet thérapeutique rapide par le choix rapide d’un signifiant-maître susceptible de fixer le sujet. Et on obtient une certaine mise en ordre de ces chaînes signifiantes à partir de ce signifiant-maître. Et on fait bien attention de ne pas traiter le facteur supplémentaire, le facteur petit a. »
Christiane Alberti remarquait lors d’un récent Question d’École que, de son côté, « la psychanalyse n’est pas totalement dénouée de son lien avec le discours du maître : qu’elle soit un discours suffit à la classer “dans la parenté du discours du maître”3 en tant qu’il constitue la matrice du lien social. Il n’y a donc pas de répartition exacte entre discours analytique et discours du maître mais un rapport toujours symptomatique entre les deux. » Elle se réfère là à une notation de Lacan dans le Séminaire L’Envers de la psychanalyse à propos de la structure même des discours, je le cite : « la référence d’un discours, c’est ce qu’il avoue vouloir maîtriser. Cela suffit à le classer dans la parenté du discours du maître. » Néanmoins, c’est l’objet a qui occupe la place de ce qui commande dans le discours de l’analyste et c’est ce qui ouvre la possibilité non de protester (comme il le dit dans « Télévision ») mais de subvertir le discours du maître. Il en donne une indication dans ce même séminaire : « Je vous ai apporté aujourd’hui la dimension de la honte. Ce n’est pas commode à avancer. Ce n’est pas de cette chose dont on parle le plus aisément. C’est peut-être bien ça, le trou d’où jaillit le signifiant-maître. Si c’était ça, ce ne serait peut-être pas inutile pour mesurer jusqu’à quel point il faut s’en rapprocher, si l’on veut avoir quelque chose à faire avec la subversion, voire seulement le roulement, du discours du maître. »4 Lacan réfère ici la possibilité de cette subversion à la honte – un affect puissant et qu’il n’est pas sûr qu’on puisse mobiliser en institution envers ses collègues, où l’on opère plus aisément par petites touches. Néanmoins, on peut la mobiliser pour soi-même dans sa pratique, comme chevrons où l’on repère ce qui déconne à cette place impossible en institution – c’est plus facile quand on est en analyse et en contrôle, même si ça reste inconfortable.
Alors, si travailler en institution implique de servir un maître, un réseau sans maître existe t il ? Je suis portée à croire que non, qu’il y a toujours un maître caché. Miquel Bassols indiquait lors de Pipol 6 que « la seule institution, c’est le transfert ». Savoir ça, c’est ce qui fait le partage entre un praticien non dupe et un praticien averti. Le maître, certes c’est l’institution, mais c’est aussi l’inconscient organisé par le fantasme ou le délire et les idéaux qui les habillent. Le repérer, c’est permettre l’émergence des questions qui orientent authentiquement : de quoi se fait-on le soldat ? Quel est le maître qu’on se donne ? Qu’est-ce qui vectorise ce qu’on vise soi-même pour l’autre dont on s’occupe ? Ce sont des questions propres à trouer le système en vase clos de l’institution en situant ailleurs sa propre cause et en produisant par là sa propre position comme semblant.
Ce maître toujours caché, il est repérable parfois à la censure qui porte sur lui, mais le pire c’est quand il est démenti, refusé, nié : on flotte alors entre les discours du maître et de l’analyste. Ce non choix vise à éluder l’impossible du rapport sexuel, là où le choix d’une orientation admet un irréconciliable fondé sur des choix de doctrines distincts, à partir de quoi une cristallisation symptomatique de son style propre est possible. On peut trouver aussi, hors de notre champ, des praticiens victimes d’un délire de l’équivalence des méthodes thérapeutiques : c’est toujours pour éluder l’impossible – seul roc sur lequel on peut se tenir – si une méthode ne marche pas, on en change.
Pour conclure, on pourrait dire que tout praticien en institution est menacé par deux sortes de débilité, disons-le comme cela pour le moment : la débilité produite par le transfert qui est un aveuglement, et celle produite par refus du transfert qui est un flottement. Concernant la débilité de ce flottement hors transfert, vous connaissez certainement la mention de Lacan dans …ou pire : « J’appelle débilité mentale le fait d’être un être parlant qui n’est pas solidement installé dans un discours. C’est ce qui fait le prix du débile. Il n’y a aucune autre définition qu’on puisse lui donner, sinon d’être ce qu’on appelle un peu à côté de la plaque, c’est-à-dire qu’entre deux discours, il flotte. Pour être solidement installé comme sujet, il faut s’en tenir à un, ou bien alors savoir ce qu’on fait. […] Ce n’est pas parce qu’on est en marge qu’on sait ce qu’on dit… »5.
Je passe, trop rapidement, sur la question de savoir si on peut parler de débilité du transfert, mais une indication de Lacan s’en approche, dans la première leçon de son Séminaire avorté « Les Noms-du-père » où il évoque différentes variétés de ce que la figure du père masque comme position subjective : « La névrose est inséparable à nos yeux d’une fuite devant le désir du père, auquel le sujet substitue sa demande. »6 Le terme de fuite évoque celui de débilité, mais s’en sépare aussi puisque cela se situe dans un transfert, qui positionne comme tel – même mal. C’est une débilité qui passe plutôt au délire, le délire du signifié du père.
Ainsi, J.-A. Miller dans « L’inconscient et le corps parlant » nous permet de repérer plus précisément ces catégories de désorientations : « De la débilité au délire […] la seule voie qui s’ouvre au-delà, c’est pour le parlêtre de se faire dupe d’un réel, c’est-à-dire de monter un discours où les semblants coincent un réel, un réel auquel croire sans y adhérer, un réel qui n’a pas de sens, indifférent au sens, et qui ne peut être autre que ce qu’il est. La débilité, c’est au contraire la duperie du possible. Être dupe d’un réel – ce que je vante –, c’est la seule lucidité qui est ouverte au corps parlant pour s’orienter. Débilité – délire – duperie, telle est la trilogie de fer qui répercute le nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel. »7
C’est donc traitable, mais seulement dans la mesure où l’on peut affronter un jour dans sa cure et les glissements par lesquels on élude l’impossible du rapport sexuel et l’horreur que masque la consistance donnée au père. Alors, le transfert, dans sa propre pratique, peut passer au semblant.
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* Texte issu de la journée organisée par l’ACF-Belgique en collaboration avec la FIPA sous le titre « Le réseau et l’exception », le samedi 19 janvier 2019.
1 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 517.
2 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse » (2008-2009), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 12 novembre 2008, inédit.
3 Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 79.
4 Ibid., p. 218.
5 Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire (1971-1972), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2011, p. 131.
6 Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, Seuil, Champ freudien, 2005, p. 90.
7 Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », cf. en ligne : https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2014-3-page-103.htm.