Nous sommes à l’époque où le mode de vie religieux accolé à la croyance est une revendication [1]. Nos croyances relient le choix intime et la conception d’un universel. Il y a quelques années seulement, nous avons vu se lever des prophètes capables de s’adresser au un par un, à des adolescents et à des moins jeunes, n’importe où dans le monde, et de les agréger à une armée d’aspirants au martyre. Nous avions tendance à prendre la religion au mieux du côté symbolique, le plus souvent du côté imaginaire. Notre champ ne dérogeait pas à cette approche. Et voilà que nous sommes obligés de reconsidérer ces phénomènes religieux à l’aune de ce que le symptôme a pour la psychanalyse de plus précis et de plus articulé avec le réel. Le 24 novembre 1975, Lacan devant des étudiants américains à l’université de Yale, avance : « Un symptôme c’est curable ». Il ajoute : « La religion c’est un symptôme. Tout le monde est religieux, même les athées. Ils croient suffisamment en Dieu pour croire que Dieu n’y est pour rien quand ils sont malades. L‘athéisme, c’est la maladie de la croyance en Dieu, croyance que Dieu n’intervient pas dans le monde. Dieu intervient tout le temps par exemple sous la forme d’une femme. […] peut-être l’analyse est-elle capable de faire un athée viable, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se contredise pas à tout bout de champ. » [2]
Pouvons-nous sortir de cette affaire de croyance ?
Le terme d’athéisme est paradoxal : il négative le theos, et il a peu cours en ce moment. Celui de laïcité semble peiner à faire contrepoint des discours religieux émergeants. Je ne pense pas seulement à ceux de la radicalisation islamique mais aussi à l’essaim des églises évangéliques.
Hélène, par exemple, que je rencontre au CPCT, a une fille qui porte le même prénom qu’elle. Sa fille a suivi un homme dans un pays européen, et s’est convertie à sa religion, une secte évangélique très absolutiste alors qu’elle a été élevée dans la religion protestante de l’église réformée de France. La jeune Hélène a rompu avec sa famille sous le prétexte que sa mère ne reconnaissait pas comme il convenait l’amour du Christ.
Depuis son mariage il y a quelques années, mariage qu’elle a imposé à sa mère et ses frères et sœurs, elle a rompu tout lien avec sa mère, sauf quelques lettres adressées exclusivement à sa mère, en particulier à chaque événement de la vie de ses frères et sœurs et à la naissance de ses enfants. Dans les lettres, elle ne manque pas de juger sa mère avec les termes de sorcière et d’impie. Je recueille au CPCT ces lettres qui sont autant de dénonciation de l’hérésie maternelle que des leçons de vie soumises aux commandements de la bible.
Deux enfants sont nés que leur grand-mère ne connait pas. Hélène ne comprend pas comment elle en est arrivée là avec sa fille malgré son acceptation, malgré son désaccord. En effet elle a manœuvré assez subtilement pour tenter de ne pas rompre avec sa fille. Et cette femme très pratiquante se retrouve jugée comme hérétique. Chaque époque a connu son passéisme normatif. Mais là nous assistons à une exaltation de la certitude très particulière.
David Thomson évoque dans son livre Les revenants [3] ces mouvements d’emballement, d’élation qui saisissent les jeunes dans la rencontre avec un discours absolu. Comment comprendre ce phénomène passionnel et féroce qui traverse notre temps ? Depuis toujours politique et religion ont eu des accointances mais revient en force l’idée que le choix est juste, en vérité ou hérétique. Autrement dit ce qu’il y a de radical se présente sous la forme : mon choix, c’est la vérité. Ma croyance est véritable. Depuis toujours la question du choix est un ressort essentiel de l’hérésie. L’église catholique s’inquiète de la prospérité des églises évangéliques.
C’est très difficile d’être athée comme le formule Lacan après Freud dans le Séminaire X avec une phrase au conditionnel : « Athée serait celui qui aurait réussi à éliminer le fantasme du Tout-Puissant »[4].3
Peut-être que l’intérêt de l’athéisme est de proposer un effort de pensée entre croire et savoir.
Ce n’est pas si simple. D’abord l’église a fondé ses piliers sur un certains nombre de dogmes dont un qu’il lui a fallu réviser au fil des époques, celui selon lequel Dieu est indémontrable, verrouillant ainsi le savoir à la croyance. Formulons sur cette assertion une question sur les conséquences : Dieu est indémontrable alors quelle conséquence en tirer ? Sous cette forme c’est à mon sens une question athée.
St Anselme Averroes, Thomas d’Aquin puis Guillaune d’Occam (qui a frôlé le bûcher et la condamnation pour hérésie) se sont employés, voire, voués à la tâche de l’expliciter et d’y inclure les théories précédentes, tout en conservant le dogme.
Si Dieu est indémontrable la seule question qui se pose est de savoir si on y croit.
Freud s’en saisit dans L’Avenir d’une illusion pour lui opposer sa croyance d’homme de science. En effet, la science s’oppose à l’indémontrable comme dogme puisqu’elle suppose que son savoir ne sait pas encore ce qu’elle ne peut pas démontrer.
Il y a un lien étroit entre croyance et savoir que cette affaire d’un divin indémontrable concrétise. C’est toujours autour de cette conjonction entre croyance et savoir que se condensent les tentations de radicalisation.
Remarquons que ce n’est pas exactement le retour des religions mais le retour du religieux, « c’est-à-dire la religion amputée de l’institution, valorisant le religieux comme tel, proposée comme une expérience. » selon la formule de Jacques-Alain Miller. Dans le retour du religieux il y a sans doute cette vieille question de maintenir ensemble le gouvernement de soi et le gouvernement des autres [5].
Dieu indémontrable prend une place particulière dans notre temps sous la forme d’une expérience émotionnelle et sensible. Cela fait ressurgir non pas un débat théologique comme celui qui a agité des siècles l’occident comme les pays musulmans mais un retour à ce que Lacan avance dans les derniers mots du Séminaire XIX le 21 juin 1972 : si ce n’est le père alors « […] nous revenons à la racine du corps, si nous revalorisons le mot frère, il va rentrer à pleine voile au niveau des bons sentiments [….] Ce qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ces dernières conséquences, et qui lui s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme » [6]. Nous y sommes aux conséquences de ce retour à pleine voile par la racine du corps et comme Hélène nous l’indique, « la sorcellerie rustique pourrait bien renouveler l’accès à l’Eternel »[7].
Quel choix : si Dieu est indémontrable c’est qu’il n’existe pas. C’est bien ce que Lacan nous invite à penser, non pas pour nous dire qu’alors il est partout. Donc la conséquence est la question qui nous revient : comment croyons-nous et à quoi ? Dire Dieu est la vérité, c’est choisir l’indémontrable comme fondement de sa religion. La foi chrétienne avait depuis toujours inclus le doute comme un élément inhérent à la foi. Nous voyons maintenant le religieux revenir avec la certitude enracinée dans le corps, qui annule toute division entre croyance et savoir.
Une « joie féroce de la détestation » [8] nous revient. Il y a dans le sauvage pouvoir de la radicalisation une promesse qui pourrait se formuler ainsi : reconnais ton Dieu car cette reconnaissance te donnera le pouvoir qui en te traversant de tant de contraintes te libère des déterminations. Alors saurons-nous « demeurer en mouvement » et non figer la croyance qui se transformera en illusion de toute façon ? Saurons-nous renoncer à l’illusion d’un sens unique de l’histoire vers la sécularisation » [9] ?
[1] Texte issu de la journée « L’athéisme aujourd’hui : conditions et possibilités », organisée à Lyon par l’ACF Rhône-Alpes, le 15 décembre 2018.
[2] Lacan J., « Conférences et entretiens dans les universités nord-américaines », Scilicet,Paris, Seuil, 6/7, p. 32.
[3] Thomson D., Les revenants, Points, 2018.
[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1977, pp. 357-358.
[5] Abbes M., Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2016, pp. 233-234.
[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIX, Ou pire, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.
[7] Lacan J., Le triomphe de la religion, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2015, p. 41.
Citation exacte : « Ce n’est pas le dessein de Freud de faire de la psychanalyse comme l’esquisse de l’honnêteté de notre temps. Il est bien loin de Jung et de sa religiosité, qu’on est étonné de voir préféré dans les milieux catholiques, voire protestants, comme si la gnose païenne, voire une sorcellerie rustique, pouvaient renouveler les voies d’accès à l’Eternel. »
[8] Boucheron, P., Riboulet M., Prendre dates, Paris, Verdier, p. 116.
[9] Laurent É., « Passions religieuses du parlêtre », La Cause du désir, n° 93, Paris, Navarin, 2016, p. 72.