À l’heure des dénonciations d’abus sexuels infligés par des hommes, c’est-à-dire par ceux porteurs du dit phallus, est-il encore concevable de faire de ce concept une boussole [*] ? Avec l’apparition du syntagme de « dysphorie de genre », le terme de phallus n’est-il pas trop réducteur pour aborder les questions sexuelles ?
En faisant du phallus, l’opérateur de la différenciation sexuelle ou l’agent du désir, la psychanalyse ne maintiendrait-elle pas un conformisme binariste et hétérosexuel, devenu hors d’âge en ces temps de « corps de la multitude » ?
Si Freud a fait du phallus un universel dans la sexualité, c’est qu’il a bien remarqué que quelque chose clochait au royaume du sexuel chez l’être parlant. La réalisation de la conjonction sexuelle, sous-tendu par le modèle supposé de l’animal, de la copulation, laisse au cœur du sujet une insatisfaction irréductible. Cet Un du couple, étonnamment, trouve son modèle pour l’enfant dans sa relation à l’Autre, non pas l’Autre sexe, mais l’union de l’enfant à la mère. Dans tout le système signifiant, lieu de l’Autre, il n’y a pas trace de ce qui pourrait fonder le rapport entre un sexe et un autre.
Freud y introduit ce signifiant pour le différencier de l’organe en utilisant une représentation partielle, du côté du visible, ce qui permet de désigner la différence au niveau de l’image : l’un l’a et l’autre non. Mais il met l’accent sur sa valeur de disparition. L’un l’a et peut le perdre, l’autre ne l’a pas et veut l’avoir. Le phallus prend le statut de représentant du manque et, tel un furet, devient enjeu du désir.
Alors oui, pour Freud, le phallus était une solution pour répondre à ce que Lacan formulera plus tard : Il n’y pas de rapport sexuel. Cependant, c’est une solution bancale, voire un obstacle, dont il reconnaîtra la limite dans la sexualité féminine : « il faut avouer que notre intelligence des processus de développement chez la fille est peu satisfaisante, pleine de lacunes et d’ombres » [1].
Lacan va suivre pendant un certain temps la voie freudienne, en déplaçant le phallus de l’imaginaire au symbolique en en faisant le signifiant du manque. En premier lieu celui de la mère, comme femme. La femme désire au-delà de la mère et c’est en cela qu’elle manque et que le phallus la concerne également. Du côté de l’homme, c’est la détumescence qui le confronte à ce qui défaille : « Savoir ce que l’être perd à être celui qui parle ou qui pense [et] ce qui vient prendre la place de cette perte quand il s’agit de jouir. Et que l’organe privilégié de la jouissance y soit employé, [c’est] ce que l’homme a sous la main. […] Cet organe – comme tout organe – on l’emploie à une fonction. […] C’est avec ce pénis qu’on va faire quelque chose de beaucoup plus intéressant à savoir un signifiant, un signifiant de la perte qui se produit au niveau de la jouissance de par la fonction de la loi » [2].
Le phallus n’est plus seulement ce qui oriente le désir, mais ce qui indique une jouissance. Il représente alors la jouissance absolue, en tant qu’elle manque, voire n’existe pas. La jouissance phallique est celle d’un organe pensable comme exclu, tranché, sectionné. En tant qu’instrument, il fait même barrage à la jouissance du corps de l’Autre, car on ne jouit que de son organe.
Avec l’écriture mathématique, Lacan donne au phallus une fonction logique, empruntée à Frege, qui se spécifie de la place vide en fonction de laquelle se détermine l’argument. Pour parer à l’absence du rapport sexuel, cet ab-sens à désigner le sexe, la fonction du phallus devient alors la fonction phallique, Φ, à laquelle chaque sujet va devoir faire argument. Dès lors, la répartition entre les sexes se fait selon deux logiques différentes de faire argument à cette fonction. Une première logique universalisante construit l’ensemble fermé du tout-phallique, sur le critère d’avoir–ne pas avoir. Une autre, non universalisante constitue un ensemble ouvert du pas-toutes phalliques, qui donne accès à une jouissance supplémentaire, singulière, indéterminée, indécidable, inlocalisable.
C’est cette jouissance au-delà du phallus que Lacan finira par explorer. Cette jouissance est une jouissance au-delà du sexuel, produite par la rencontre entre un corps et le langage. C’est « la jouissance comme telle » [3], « étreinte du pastoute » [4].
Le phallus peut paraître démodé ou signe de l’abus de pouvoir, sa valeur de semblant, de fallace, donne néanmoins toute sa portée à la faille que rencontre chacun dans le sexuel et à sa manière d’en répondre.
[*] À propos de « Le phallus est-il encore une boussole ? » (2020-2021), enseignement ouvert de l’ECF dispensé par Bénédicte Jullien. Informations et inscriptions sur : events.causefreudienne.org
[1] Freud S., « La disparition du complexe d’Œdipe », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 122.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 27 avril 1966, inédit.
[3] Miller J.-A., « La jouissance féminine n’est-elle pas la jouissance comme telle ? », Quarto, n°122, juillet 2019, p. 11.
[4] Laurent É., « L’Unarisme lacanien et le multiple des conduites sexuelles », Lacan Quotidien, n°865, 31 janvier 2020, publication en ligne.