Notre cheminement [*] dans les pas de Freud et Lacan, à la recherche de la matérialité langagière de l’inconscient, nous a offert de redécouvrir comment le premier Lacan, celui de la relecture structuraliste de la Verwerfung et de l’invention de la métaphore paternelle, contenait en germes le dernier, celui du corps parlant. À travers la notion de « l’érotisation du langage » [1] dans l’hallucination, l’insulte ou même le mot d’amour, c’est un signifiant libidinalisé, un signifiant tout seul, coupé de la chaîne qui peut surgir, dévoilant de façon exemplaire la « relation d’extériorité du sujet […] par rapport à l’ensemble de l’appareil du langage » [2], extériorité du sujet dit psychotique, certes, mais pas seulement, puisque dans l’insulte, par exemple, le signifiant épingle chacun comme un papillon mort.
Parfois, on ne sait pas si cette insulte a été véritablement prononcée ou est d’ordre hallucinatoire. Ce peut être un simple ricanement, ou un brouhaha, sans mauvaise rencontre accélérant la décompensation franche. Ces phénomènes de frange sont exemplaires de ce qui advient pour les sujets que nous sommes amenés à rencontrer. Ils correspondent à un envahissement de la langue plus discret, qui ne nécessite pas la reconstruction du délire, mais qui ne les fait pas moins souffrir.
Un signifiant porte aujourd’hui, il me semble, un tel rapport au langage chez ces hommes et ces femmes qui n’ont pas la boussole phallique, comme une porosité avec la langue : c’est le mot ultracontemporain d’ « hypersensibilité ».
Une analysante en particulier a pu témoigner de la façon dont, pendant quelques semaines, dans un moment très délicat de rupture familiale, sa tête avait été envahie part une sorte de brouhaha, comme celui qu’on entend « dans le hall d’un aéroport ». Ce n’est que bien plus tard, en revenant sur cet épisode, qu’elle dira qu’elle entendait des voix, sans qu’aucun énoncé ne se détache toutefois précisément de ce bourdonnement diffus.
Une telle porosité peut évoquer le superbe titre de Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, recueil d’articles phares, et dont le sémiologue écrit : « c’est le frisson du sens que j’interroge en écoutant le bruissement du langage – de ce langage qui est ma Nature à moi, homme moderne. » [3]
Ici au contraire, avec cette « hypersensibilité », on se situe plutôt en deçà du sens, et de tels phénomènes nous offrent comme un premier aperçu de la langue dans sa version de jouissance, où le langage est à situer non du côté de la chaîne, mais du mot dans sa matérialité première.
Cette plus grande sensibilité, non au langage, mais bien à la façon dont la langue se noue de façon primordiale au corps, que Lacan écrira en un mot, lalangue, Jacques-Alain Miller en a précisé les contours durant La Convention d’Antibes sur La Psychose ordinaire, en 1998.
Il y revient sur la question du rapport entre langage et lien social, sur la façon dont une langue est prise dans son époque, dont les signifiants émergent mais aussi dont le pouvoir tente de les modeler, par exemple en interdisant les dialectes, les patois, les langues régionales et en codifiant la grammaire. Dans le Séminaire XX où Lacan commence à évoquer lalangue, « on s’aperçoit que le concept structuraliste du langage unifiait, condensait, lalangue et le lien social. […] Seulement, la structure véhiculait de façon invisible la norme sociale. Par exemple, la référence au dictionnaire, au Littré, aux grands auteurs maîtres de la langue, est omniprésente dans cette période, chez Lacan notamment. Avec lalangue, on passe en-dessous de la norme sociale. Lacan introduit le mot après Mai 68, une fois que le mouvement social a accentué le caractère de semblant des normes sociales » [4].
On saisit là à quel point on tend vers un tout autre paradigme que le paradigme structuraliste, vers l’ère de l’Autre qui n’existe pas et donc vers la chute de cette figure d’Autre comme trésor des signifiants et d’adhésion à une certaine norme phallique, chute qu’on retrouve dans la psychose, monde de l’incroyance, monde de l’ironie sur le jeu social qui n’apparaît souvent qu’au titre de mascarade.
L’après 1968 est donc ce « moment où l’on s’aperçoit que le dictionnaire est une superstructure qui a poussé sur l’usage de lalangue, que le langage est […] une opération de maîtrise[, et que sous] le langage normé, qui passe essentiellement par l’écrit, il y a l’entendu, lalangue à la dérive, […] « en liberté », les malentendus infantiles sur lalangue, les homophonies, les significations investies, les sens jouis, qui aimantent lalangue » [5].
D’où cette façon saisissante qu’a J.-A. Miller de résumer le rapport aux mots dans la psychose, qui offre de faire un pas de plus vers la corporisation [6] du langage et la façon dont chacun, névrosé ou psychotique, s’en défend : « Remarquons que le psychotique, atteint au niveau du lien social, de l’Autre, du Nom-du-Père, plus ou moins débranché, reste corrélativement plus connecté à sa lalangue. » [7]
Ainsi peut-on saisir pourquoi, dans la psychose, le sujet est dans un rapport de crudité au réel, non écranté ou tamisé par le filtre des semblants, non voilé par le fantasme, mais dans un rapport direct à l’objet. Tout se passe donc comme si ces sujets nous donnaient à voir le statut originaire d’une certaine forme d’imposition langagière, avant l’ordonnancement du langage, et c’est peut-être aussi pourquoi Lacan a pu parler du statut toujours obscène de lalangue [8] : « Lalangue, quelle qu’elle soit, est une obscénité » [9].
Pour chacun, cette effraction de la langue dans le corps est bien le trauma inaugural, qui permet également que l’analyse ne soit pas « un autisme à deux » [10], parce que justement lalangue est une affaire commune, et que chaque parlêtre y répond en une parade à chaque fois singulière.
[*] À propos de « Du langage à lalangue : matérialité de l’inconscient » (2020-2021), enseignement ouvert de l’ECF dispensé par Virginie Leblanc. Informations et inscriptions sur : events.causefreudienne.org
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 259.
[2] Ibid., p. 284.
[3] Barthes R., « Le bruissement de la langue », Essais critiques, vol. IV, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 2015, p. 102.
[4] Miller J.-A., La Psychose ordinaire. La Convention d’Antibes, Paris, Navarin, 2018, p. 320-321.
[5] Ibid., p. 321.
[6] Cf. Miller J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 7-59.
[7] Miller J.-A., La Psychose ordinaire, op. cit., p. 322.
[8] Cf. Caroz G., « Honte et obscénité », DESaCORPS. Blog préparatoire aux 50e journées de l’ECF, n°5, 16 juin 2020, publication en ligne.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 12.
[10] Ibid., p. 13.