À propos du livre de Jacques-Alain Miller, Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin, 2022.
Qu’est-ce qu’un analyste ? Le produit de son analyse, répond Jacques-Alain Miller. C’est la condition freudienne pour avoir chance d’exercer la psychanalyse sans être trop encombré par sa jouissance. Lacan pousse cette condition dans ses retranchements logiques : là où Freud relève une impasse, il propose la passe comme pierre de touche vérifiant l’opération.
Mais elle est aussi pierre de scandale. Les crises de l’École sont toujours liées à des crises de la passe, dit-on. Le livre de J.-A. Miller permet de comprendre que crise et passe consonnent par essence et non par accident[1] : porteuse d’un réel irréductible, la passe n’a pas vocation à entrer dans les petits trous. D’ailleurs, n’est-ce pas le sel incomparable de chaque témoignage ? Cependant, quelque chose cloche toujours au Royaume de la passe. Jamais dans les clous, jamais rodée. Trop ceci, pas assez cela. Le consensus ne lui sied pas et ses ratés demeurent inéluctables… L’invention de Lacan pour contrer le ronron groupal et frayer une issue à la crise de son École ne cesse de causer du dérangement. Si, comme le pointe J.-A. Miller, le psychanalyste est ami de la crise[2], la passe en est un émissaire, un vecteur primordial. Ce tropisme critique est précisément son atout pour résister aux dangers polymorphes (poncifs, ésotérisme, lauriers, rumeurs assassines, pléthore ou au contraire désertification…) qui la menacent d’asphyxie. Les crises appellent de l’inédit, et l’événement que constitue cette parution en est un magnifique témoignage.
Encore faut-il spécifier et analyser ladite crise. J.-A. Miller s’y est plongé. Avec brio, son « Liminaire » nous offre une mise en perspective de la passe à l’ECF, depuis sa conception. Il interprète avec acuité l’expérience actuelle de l’École. Réveillé, stimulé, le lecteur y trouvera à s’orienter dans le moment présent.
Une impressionnante série de contributions (prononcées ou écrites entre 1977 et 2002) nous embarque dans l’aventure de la passe, avec ses figures et ses avatars. Des huit parties qui composent l’ouvrage émergent des facettes entrecroisées.
Épistémiques – il s’agit bien sûr de la doctrine de la passe, c’est-à-dire de la manière (évolutive) dont est conceptualisée la fin de l’analyse ; le choix des textes vaut invitation à reconsidérer ses fondements princeps chez Lacan.
Cliniques – les variations insoupçonnées de cette clinique foncièrement rétive au formatage donnent des aperçus uniques sur la cure, ses modalités de sortie et ses impasses ; le lecteur s’enseignera avec bonheur des exposés (inédits, introuvables ou confidentiels) issus de l’expérience des cartels de la passe dont J.-A. Miller rend compte.
Politiques – on appréciera la pluralité des leçons institutionnelles qui se dégagent au fil de la lecture ; évoquons par exemple la dialectique subtile entre, d’une part, un désir ô combien décidé pour la passe et, d’autre part, les débats et les malentendus indispensables à la maturation collective du dispositif.
Le tressage de ces facettes rend sensible le nouage intrinsèque de ces trois dimensions : la passe comme terminaison de la cure, le psychanalyste, l’École ne sont pas des options facultatives. Si l’École de Lacan est celle de la passe, c’est qu’elle n’est pas une confrérie de psychanalystes, mais un ensemble dés-agrégé, et ce, pour la psychanalyse.
À rebours des idées trop bien reçues et de l’usure de la répétition signifiante, Comment finissent les analyses sculpte à nouveaux frais les reliefs et les arêtes de la passe. Son apparente transparence cède le pas à une sérieuse opacité. Dissonances et contrepoints font résonner les paradoxes et les apories qui lui font inévitablement cortège.
Le plus frappant est la force d’entraînement d’un travail d’élucidation constamment remis sur le métier. La reprise de tel ou tel point rehausse et densifie les questions. Pas de place pour le rabâchage dans la série de textes rassemblés ici par J.-A. Miller. Chacun est une pierre de touche, participant de l’ensemble avec sa singularité et sa part d’invention. Quoi de plus évocateur du désir de l’analyste ?
Pascale Fari
[1] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 364 : « Toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance ».
[2] Miller J.-A., « Une crise, c’est le réel déchaîné », interview, Marianne, 11 octobre 2008. Disponible sur internet.