Au lexique LGBTQIA+, s’ajoute aujourd’hui le polyamour, terme non lié à l’identité de genre, mais à la modalité du lien amoureux. Ainsi un patient peut me dire : « Ce week-end, ma petite-copine va voir son fiancé de Lyon ». Cela ne lui pose pas de problème, car ils sont polyamoureux.
Alors que certains patients viennent toujours consulter parce que tourmentés par les embrouilles de leurs infidélités amoureuses, nous recevons dans nos cabinets une nouvelle génération qui défend la pluralité des relations parallèles et égalitaires, surtout ni cachées ni clandestines.
Cette nouvelle configuration de relations amoureuses, sortant du binaire « fidélité/trahison », conduit ses adeptes à ériger les drapeaux du partage et de la transparence. Cela légitimerait l’amour pluriel, exempté des sentiments de culpabilité et de doute, et en même temps sourd à la part d’angoisse que toujours comporte le désir.
Notre première réflexion concerne le dico du sujet qui se proclame polyamoureux. Le « je dis, donc je suis1 » s’est substitué au cogito cartésien nous explique Jacques-Alain Miller. Le sujet prétend être ce qu’il dit être, mais son dire apparaît ici comme une étiquette, un passe-partout comportemental, plutôt que la marque d’une implication subjective. « Nous sommes d’accord », disent les polyamoureux, surtout les garçons, plus enclins que les filles à cette pratique plurielle.
La deuxième réflexion concerne justement la question de « l’accord », qui est une déclinaison du « consentement ». Le droit considère que des adultes consentants peuvent décider librement de leur sexualité, et pourtant la psychanalyse nous montre que le « consentement » n’est pas toujours une position rationnelle, ferme, sans restes et sans flottements. Consentir à la prétendue égalité relationnelle des polyamours par rapport à leurs partenaires simultanés, se révèle souvent une position très fragile et mal-assurée. C’est la singularité et la particularité de chaque relation amoureuse qui est ébranlée et niée, en faveur d’une horizontalité égalitaire, transparente et sans limite. La parole d’amour se brise et se multiplie dans une pluralité de positions interchangeables et mobiles qui vide la parole de son poids. La parole pleine est pour Lacan un engagement, un acte fondateur. Ainsi la formule, « Tu es ma femme », est toujours proposée au singulier : « Cette parole est une parole qui t’engage, toi.2 », nous dit Lacan. Le sujet qui profère cette formule s’adresse à un petit autre, mais il vise autre chose, il vise le grand Autre, reconnu par le sujet dans une position absolue qui fonctionne comme garantie à ce qu’il engage par cette parole. Le message du sujet lui revient de l’Autre, le grand Autre, lequel situe le sujet qui dit « Tu es ma femme » comme étant le partenaire de cette femme. Le message inversé serait alors « Je suis ton homme ». C’est une parole qui fait acte, qui ne laisse pas le sujet tel quel. Dans le polyamour, nous assistons à un ravalement de la fonction symbolique vers une dialectique imaginaire avec des petits autres. La parole qui en résulte est édulcorée du fait de la pluralisation de son adresse et de la fragmentation de l’engagement.
Loin d’une position moralisante, la psychanalyse ne prône ni la monogamie, ni les nouvelles formes de liens amoureux, mais constate que derrière la façade de l’harmonie de l’amour poli, il y a les mêmes rivalités, inhibitions et jalousies que, de toujours, les choses de l’amour produisent chez les parlêtres. La formule « Je t’aime » peut bien sûr rebondir d’un/d’une partenaire à l’autre, mais peut-elle se pluraliser dans une déclaration simultanée qui dirait « Je vous aime tous/toutes », sans perdre son poids de parole pleine ? Ou plutôt la clinique nous montre-t-elle qu’un sujet amoureux attend toujours une parole d’amour singulière qui fasse de lui le destinataire unique d’un désir particularisé ?
Cinzia Crosali
[1] Miller J.-A., Intervention prononcée lors de Question d’École, organisée par l’ECF, le 22 janvier 2022, inédit.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 47.