Laurent Dumoulin : Intituler votre ouvrage Haine et pulsion de mort au XXIe siècle [1], c’est soutenir qu’il y a, dans cette sérieuse affaire, sinon du nouveau, au moins de l’actuel…
Camilo Ramirez : Chez Freud, haine et pulsion de mort sont deux faits de structure. Pour Lacan, la première est une passion de l’être qui rejette dans l’Autre ce qui fonde son altérité même, tandis qu’il finira par assimiler la seconde à la pulsion tout court. C’est l’une des conséquences de la dénaturation induite par la langue : les êtres parlants sont attirés par des voluptés fort contraires à leur Bien. Si haine et pulsion de mort sont deux noms du réel, ce qui est nouveau ce sont les voies qu’elles trouvent aujourd’hui pour se déplier sous un mode exponentiel.
Aussi bien pour Freud que pour Lacan, ce sont les discours et leurs effets de contagion qui ont le pouvoir de porter à incandescence le potentiel haineux et les satisfactions que réclame la pulsion de mort. Ces discours ne sont pas figés. Ils se métamorphosent en fonction des bouleversements civilisationnels, de ce qui change quant aux modes collectifs de régulation de la jouissance. Ainsi ce qui se passe aujourd’hui en termes de ségrégation n’est pas la copie conforme de ce qui a mis le monde à feu et à sang au siècle précèdent. Nous ne vivons pas la reproduction des funestes années trente. C’est la raison pour laquelle les psychanalystes procèdent à l’aggiornamento de leurs outils, pour lire la spécificité de ce qui opère et capture dans les discours contemporains. Notamment ce point à partir duquel les discours invitent à mettre la haine et la pulsion de mort de chacun à contribution d’une haine qui se collectivise et qui est vouée à être agie comme pulsion de destruction.
L.D. : Comment pulsion et haine, qui relèvent pour chacun d’une rencontre inédite avec lalangue, trouvent à se collectiviser ?
C.R. : Ce point d’intersection entre psychologie individuelle et collective est l’avertissement majeur que Freud nous a légué dans sa Psychologie des masses. Son schéma sur l’hypnose collective est un radar qui nous permet de lire en amont l’alignement de certains éléments avant qu’il ne soit trop tard. Freud articule une logique identificatoire très précise où la conjonction entre certains traits idéaux et un objet commun cristallise des certitudes collectives, dont certaines ne trouvent d’exutoire que dans un horizon meurtrier. Ce mécanisme permet aux Uns épars que nous sommes de se souder comme un seul corps qui s’avancerait sans division vers l’exécution du pire. Il n’est pas rare que cela se produise rapidement, et aucun contexte de civilisation n’est à l’abri de ce réel. L’ouvrage interroge ce qui du schéma freudien reste opérant et ce qui nécessite d’être recalibré à l’aune d’une époque régie par le mathème a > I.
L.D. : Ce mathème revient souvent dans votre ouvrage. Comment l’avez-vous lu, et en quoi vous a-t-il paru éclairant ?
C.R. : Ce mathème [2] dit si précisément ce qui a changé durant ce dernier quart de siècle que nombre de volontés restauratrices peuvent être lues comme des tentatives de l’inverser : redresser par tous les moyens les insignes ruinés par la mondialisation. Les nouveaux populismes ont troqué leur nostalgie discursive contre la violence autoritaire.
Le point d’inquiétude réside en ceci qu’il n’y a plus besoin de s’imposer en contournant la voie démocratique car ils gagnent dans les urnes. L’angoisse, provoquée par ce qui pousse nos sociétés à sortir des binaires traditionnels pour s’ouvrir aux vertiges du multiple, est au premier plan. La question du droit à disposer et à jouir de son corps aussi. La capture des discours néo-fondamentalistes trouve l’un de ses ressorts dans la régulation autoritaire du pas-tout féminin et, plus largement, de ce qui palpite de façon acéphale dans les corps-parlants : les objets a, particulièrement revêches à se laisser dompter par les idéaux.
Il y a aussi l’omniprésence de l’objet sur son versant de déchet. Droites conservatrices et mouvements d’extrême-droite œuvrent à désigner ceux qui doivent choir à cette place. Ceux qui se trouvent exilés, devant vivre dans des zones où l’on ne leur reconnait plus aucun droit, sont certes les plus menacés, mais pas les seuls à éponger la haine collective. Quand l’objet a est aux commandes les désignations ségrégatives sont plus mouvantes, plus horizontales et se camouflent sous des signifiants passe-partout. À nous de savoir les lire là où elles sévissent.
L.D. : Vous proposez de lire les haines contemporaines non seulement avec le filtre de l’identification ségrégative, mais aussi à partir du rejet de la jouissance. Quelles sont les conséquences de ce changement de paradigme ?
C.R. : C’est mettre au centre de cela le réel en jeu. Si les ségrégations d’antan gonflaient de façon paroxystique la face la plus sombre des idéaux et des insignes exaltées, revendiquant leur pureté dans une conviction délirante largement partagée, les ségrégations d’aujourd’hui s’attaquent aux modes de jouissance d’autrui, décrétés comme non-résorbables. Ce qui délimitait les frontières entre les communautés est devenu de moins en moins lisible. Les populations se mélangent toujours plus, pour toutes sortes des raisons, voulues ou imposées. Le rejet de la jouissance étrangère, de l’Autre, trouve aujourd’hui à se disséminer sous des voies dédiabolisées : par exemple, la revendication des politiques se réclamant sereinement du bon sens pour décréter l’inéluctable séparation des populations. Ce n’est pas moins féroce que ce que nous avons connu auparavant, car cela fomente aussi des identifications collectives redoutables, parfois plus floues, plus propices à la banalisation. Ces identifications sont organisées par des logiques de contagion moins verticales, plus réticulaires et résolument favorisées par l’illimité du tous connectés.
Le réel, tel qu’il est cerné dans l’expérience, rend les psychanalystes particulièrement aptes à dénuder l’os de ces discours. Ce n’est pas de la psychanalyse appliquée au malaise dans la civilisation, c’est un éveil quant au réel issu de l’expérience analytique elle-même.
L.D. : Un mot là-dessus alors… À partir de cette expérience, comment cerner le réel auquel répond la haine ?
C.R. : Une cure analytique menée jusqu’à un certain point permet de s’approcher de sa propre opacité comme faisant pleinement partie de notre être. Cela permet de localiser l’altérité à sa juste place et de désamorcer ce qu’elle peut avoir d’effrayant. Pour chacun, l’assomption de ce qui constitue le noyau le plus dur de sa jouissance, l’allège de la nécessite d’imputer à l’Autre ce qui cloche, de l’inculper de notre propre castration. Une analyse nous permet de retracer les circuits de la jouissance et de la pulsion de mort qui itèrent dans nos corps et empoisonnent nos liens. J’ai été frappé par le fait que le dernier mot d’Éric Laurent au Forum Zadig, à Bruxelles en 2018 sur « Les discours qui tuent », porte sur la façon dont chacun doit répondre de cette zone singulière : « il y a un obstacle au principe d’hospitalité généralisé. Celui de notre propre jouissance à laquelle nous n’arrivons pas à donner hospitalité. C’est un reste inéliminable, qui fait le moteur de l’expérience psychanalytique et des symptômes qui ne cessent de se produire » [3]. C’est donc une question jamais résolue une fois pour toutes, mais le savoir n’est pas rien.
L.D. : Votre travail s’appuie sur Freud, Lacan, J.-A. Miller, et d’autres psychanalystes ; mais de nombreux auteurs issus d’autres champs sont conviés. De cette polyphonie, retenez-vous quelques pépites ?
C.R. : Les références extérieures mais connexes à la psychanalyse sont fondamentales pour avoir une lisibilité de notre monde, quand celles-ci ne se contentent pas de dresser des tableaux phénoménologiques mais parviennent à attraper des changements structuraux. Ainsi par exemple Gilles Lipovetsky [4] a formalisé, depuis les années quatre-vingt, comment l’Un hégémonique de la modernité est remplacé par le pluriel postmoderne, rebelle à la résorption par l’universel. Il pose les prémisses de l’émiettement du statut de l’Autre, qui sera éclairé à la lumière de la psychanalyse par J.-A. Miller et É. Laurent lorsqu’ils tireront les conséquences du triomphe de l’objet plus-de-jouir sur les idéaux [5]. Danièle Hervieu-Léger [6] déplie magistralement la transformation récente des modes de croyance religieuse en Occident, en montrant que, contrairement à ce qui fut affirmé durant longtemps, celle-ci ne connait pas de déclin. La croyance se réinvente et se moule dans des bricolages privés et épars qui se substituent à l’Un de la tradition et du Nom-du-Père. Olivier Roy [7] peut aussi décrire avec rigueur ce qui change dans les rapports entre l’Un et le multiple, en montrant comment les néo-fondamentalismes religieux, au pluriel, trouvent un terrain fertile dans la mondialisation. Au sein de cette polyphonie, j’ai voulu garantir à l’ouvrage un cap : faire saillir la force de la psychanalyse lacanienne par sa façon de cerner dans toutes ces manifestations, le réel en jeu. Dire le réel n’implique pas d’en faire une fatalité mais d’en prendre-acte pour cheminer avec et s’orienter au milieu de faits particulièrement inquiétants.
[1] Ramirez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle. Ce que la psychanalyse en dit, Paris, L’Harmattan, 2019.
[2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université de Paris VIII, leçon du 11 décembre 1996, inédit.
[3] Laurent É., « Des jouissances mauvaises », Lacan Quotidien, n°810, 8 janvier 2019, publication en ligne (www.lacanquotidien.fr).
[4] Lipovetsky G., L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
[5] Cf. Miller J.-A. & Laurent É., « L’orientation lacanienne. L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1996-1997, inédit.
[6] Hervieu-Léger D., Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999.
[7] Roy O., Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016 ; Roy O., La Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Seuil, 2008.