« L’homme aux loups » est le cinquième et dernier cas du recueil intitulé Cinq psychanalyses [1]. Ce texte, paru en 1918 sous le titre « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile », décrit l’analyse de Sergueï Pankejeff : « un jeune Russe riche, explique Freud, que j’ai pris en analyse à cause d’une passion amoureuse compulsive » [2].
Lorsqu’il rencontre Freud en 1910, le patient a vingt-trois ans et souffre depuis cinq ans de graves crises suite à une blennorragie, qui le rendent « dépendant des autres et […] désadapté à la vie » [3]. Mais c’est à sa névrose infantile, survenue entre quatre et dix ans, que le psychanalyste s’intéresse tout particulièrement.
Pourquoi la lecture de ce texte est passionnante, et pourquoi a-t-il suscité tant de polémiques et de réinterprétations, bien après la mort de S. Pankejeff en 1979 ? Tout simplement parce qu’il se lit comme un roman policier, une enquête minutieuse sur un attentat sexuel – Freud préfère le mot séduction – oublié par la victime elle-même. On parlerait aujourd’hui de cold case, avec ce style fait « d’enveloppement chronologique » [4], de flash-backs et d’hypothèses criminelles successives, « qui donne le côté détective de ce cas » [5].
L’histoire comprend, outre Sergueï, peu de personnages : les parents, un couple névrotique et absent ; Anna, la sœur aînée dévergondée de deux ans plus âgée ; Nania, la nourrice vouée corps et âme au jeune Sergueï et, enfin, la gouvernante anglaise, alcoolique un peu toquée.
Ce qui met Freud sur la piste d’un attentat sexuel, c’est le brutal changement d’humeur du jeune Sergueï à la date très précise de trois ans et demi. Ses parents, qui reviennent d’un voyage d’été, retrouvent leur fils transformé : l’enfant, habituellement « très doux, très docile et même tranquille » [6], devient mécontent, irritable et violent. La métamorphose est saisissante, au point que les parents craignent de ne pouvoir l’envoyer à l’école, car « tout l’offensait » [7].
Freud pose rapidement la date de Noël comme point de départ du changement, puis fait peser les soupçons dans un premier temps sur la gouvernante anglaise. Sergueï se souvient en effet d’une allusion directe de cette dernière à la castration : « Regardez donc ma petite queue ! » [8]
Mais le suspense fait long feu, car l’inspecteur Freud ne lâche pas son témoin d’un signifiant. Rapidement, le patient délivre un souvenir d’initiation sexuelle, par sa sœur Anna. Cette scène se déroule peu avant le changement d’humeur de Sergueï, soit à trois ans et trois mois. « Montrons-nous nos pan-pan », propose la corruptrice, qui n’est pas à son coup d’essai, comme Sergueï l’apprendra d’un cousin plus âgé. Elle lui réserve d’ailleurs le même traitement : elle s’empare de son membre, joue avec tout en lui racontant que Nania fait la même chose avec tout le monde, avec le jardinier par exemple, qu’elle met tête en bas en lui saisissant les organes génitaux.
Cette affaire eut par la suite une cascade de conséquences : délaissant sa sœur comme objet d’amour, Sergueï choisit sa Nania devant qui il manipule son pénis, comme il avait vu faire sa sœur. La réaction de la nourrice est sans appel : elle promet au jeune Sergueï une blessure à la place de son membre s’il persiste. La castration prend pour le jeune garçon un tour inattendu.
Déçu et en colère, il détourne encore sa tendance libidinale passive (être touché aux organes génitaux) vers un nouvel objet : son père.
Fin du chapitre III, nous ne sommes qu’au début de l’intrigue, et le lecteur découvrira bientôt comment Sergueï Pankejeff devint l’homme aux loups.
Mais nul doute, pour Freud, que cet attentat, s’il favorise le développement sexuel de Sergueï, aura des effets définitifs sur son caractère et sur sa sexualité, « qui sans cela eût peut-être été parcourue avec autant de facilité que chez d’autres enfants ».
[1] Freud S., Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1954.
[2] Freud S., « Lettre du 13 février 1910 à S. Ferenczi ».
[3] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », Cinq Psychanalyses, op. cit., p. 325.
[4] Miller J.-A., « L’Homme aux loups », La Cause freudienne, n°72, novembre 2009, p. 116.
[5] Ibid.
[6] Freud S., « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », op. cit., p. 331.
[7] Ibid.
[8] Ibid., p. 334.