Cela commença comme un rêve entre les eaux du sommeil et de l’éveil : qu’il serait beau d’être une femme subissant l’accouplement [1] ! Cette idée n’aurait pu émerger si elle ne s’était manifestée en cet interstice temporel où la censure est moins forte. Néanmoins le sujet ne put la faire sienne. Il la repoussa mais elle lui revint dans le réel : « Ainsi s’ourdit un complot contre moi, écrit-il, […] que mon corps, […] changé en un corps de femme, soit alors livré à cet être humain en vue d’abus sexuels et soit ensuite ‘‘laissé en plan’’, […] abandonné à la putréfaction » [2].
Peut-être, comme le suggère Freud, la frustration de ne pouvoir devenir père l’a-t-elle poussé à cette rêverie qui lui permettrait ensuite d’engendrer. Mais la misogynie de l’époque, pour cet homme à qui tout réussissait sauf de devenir père, ne lui permettait pas d’assumer cette idée délirante. Il en conclut que c’était la volonté d’un Autre, de son médecin d’abord, et puis de Dieu lui-même. Et les voix, ces coquines, s’en donnaient à cœur joie pour se moquer du président de la Cour d’Appel de Dresde. Elles l’appelaient « Miss Schreber » [3].
Mais comment Schreber en vint-il à accepter son sort d’objet sexuel, lui qui avait mené une vie d’ascète jusque-là. Comment finit-il par consentir à sa transformation en femme ? D’emblée tout son être y objectait, s’en indignait, refusait l’émasculation. Ce projet ignominieux le révoltait, il en perdit le sommeil, l’appétit et même la vie. Le sujet plongé dans un état de stupeur catatonique, abandonné de toute énergie, assista à son propre enterrement. Le service des coquines ne manqua pas de lui signaler la date de son décès et son annonce dans la « rubrique nécrologique » [4]. Sans cette régression topique au stade du miroir[5], et cette annihilation de toute identification où le sujet pouvait se reconnaître, il n’aurait sans doute pas été possible pour lui d’opérer ce renversement du délire de persécution en délire de mégalomanie mystique.
Un compromis put alors voir le jour, il avait une mission : être la femme de Dieu, accepter l’éviration et engendrer plein de petits êtres schrébériens. Ce projet étant remis à l’horizon de l’infini, il put poursuivre sa vie en attendant et maintenir ce petit rêve glouton qui avait avalé toute sa vie à la réduction d’un noyau délirant. Il y a dans l’histoire de ce cas une guérison par le consentement, ce que Freud a appelé la réconciliation [6] et Lacan le « compromis » [7]. Ce consentement restitue au sujet une place éminente : « être la femme qui manque aux hommes ». Sa mission est brillante et son sacrifice expiatoire. D’objet avili, moqué, abusé, il devient la femme procréatrice, sauveuse de l’humanité.
Le consentement, la réconciliation ou l’acceptation seraient-ils la voie de la résilience comme une certaine sagesse voudrait nous le faire croire ? Avançons l’hypothèse que l’histoire de Schreber ainsi que celle de Vanessa Springora, bien que radicalement opposées, nous enseignent que c’est le passage de la position d’objet à celle de sujet qui ouvre la possibilité d’une guérison. Par le consentement au projet divin remis aux calendes grecques, Schreber se réapproprie son corps et redevient sujet. Il n’est plus l’objet sexuel de ses persécuteurs soumis à l’assouvissement de leur lubricité. Quant à V. Springora, c’est en reprenant la main, ou plus exactement la plume, sur son histoire qu’elle sort du « qui ne dit mot consent », qu’elle prend le chasseur à son propre piège. « Parce qu’écrire, c’était redevenir le sujet de ma propre histoire » [8], dit-elle.
[1] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Points, 1985, p. 63.
[2] Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, cité par S. Freud, in « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia paranoides) (Le Président Schreber) », Cinq Psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 270-271.
[3] Ibid., p. 272.
[4] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 567.
[5] Ibid., p. 568.
[6] Freud S., « Remarques psychanalytiques… », op. cit., p. 283.
[7] Lacan J., « D’une question préliminaire… », op. cit., p. 564.
[8] Springora V., Le Consentement, Paris, Grasset, 2020, p. 202.