Être, d’abord, touché par un propos de Lacan qui fait énigme, nous en faisons bien souvent l’expérience.
Dans cette rubrique « Comment l’entendez- vous? », nous avons voulu que s’éclaire pour vous, pour nous, une forme usitée et complexe, insistante, qui résiste et qui nous est précieuse.
Nous demandons à nos collègues d’écrire, de façon vive et précise, comment ils s’en saisissent, quels usages ils en ont aujourd’hui.
En finir avec l’enfant comme objet a libéré [1]
Eric Laurent le rappelait : « c’est à partir de l’enfant que se distribue la famille » contemporaine – mais de l’enfant comme « objet a libéré »[2]. Au-delà de l’idéal qu’il représente, l’enfant arrive dans le monde en place d’objet produit par le couple, pris dès sa naissance dans la jouissance de ses parents. C’est ce que Lacan a proposé de noter : objet a. L’enjeu pour l’enfant sera de passer d’une position d’objet à une position de sujet. Cela suppose d’avoir pris position.
La langue traduit cela : le bébé est d’abord objet d’amour, objet de soins. Si la mère peut exister comme femme, si elle désire ailleurs, cet « objet-enfant » divise la mère (il la divise entre mère et femme). Cette faille dans la mère est énigmatique, mais ouvre aussi un espace où il va pouvoir se loger comme sujet, s’éloigner de sa position d’objet et « modeler » son désir. Lorsque cet espace s’obture, l’enfant se trouve sans médiation, enfermé dans un rapport duel. Il devient objet de jouissance de la famille, pas seulement de la mère, mais de la famille et, au-delà, de la civilisation, note Éric Laurent.
Proposer à l’enfant de se réduire à l’objet dissout sa particularité. Il est invité à s’identifier à « ce petit bout » de « plus-value »[3] autour duquel vont s’organiser la famille et au-delà, l’école, le pays…[4]. Jacques-Alain Miller a donné à l’Institut de l’enfant plusieurs textes sensationnels à ce sujet[5].
Dans la clinique, il s’agit surtout de cerner la réponse de l’enfant : comment il se voue à incarner dans le réel l’enfant idéal de la mère, à lui servir de fétiche, ou à venir saturer son manque – ou bien s’il va inventer une réponse pour accéder au Je afin de compter pour Un séparé de l’Autre. Il peut trouver recours dans la médiation paternelle ou dans un symptôme qui se mettra en travers du collage mère-enfant, semant la zizanie, désorganisant la famille ou l’école : à partir d’un savoir inconscient, le symptôme de l’enfant se fait alors réponse du réel.
Dans tous les cas, « l’enjeu » c’est le « Je »[6]. C’est en cela que Lacan parle de « drame familial »[7]. En témoigne Kevin[8] : sous couvert du test de QI l’ayant déclaré « surdoué », signifiant auquel il s’est identifié, Kevin est devenu « l’objet transitionnel »[9] dont se complète le couple parental. Soumis à un programme d’activités contraignant, il n’a aucun espace de parole. Qu’il souffre d’hallucinations et dorme toujours dans le lit de ses parents à sept ans ne compte pas. L’enjeu du traitement a été de faire advenir la parole de Kevin malgré des séances faites en présence de ses parents, tant ces derniers se sentaient persécutés par la moindre séparation. Avec Kevin, je n’ai pu « en finir avec l’objet a »[10], mais faute de pouvoir le recevoir seul j’ai parié sur la coupure et son pouvoir d’introduire un peu de séparation là où le Un régnait.
Pour Capucine, « en finir avec l’objet a » a consisté à interroger son désir. Lorsqu’elle consulte à quinze ans, cette jeune fille hystérique se présente comme lisse, sage, tirée à quatre épingles. Elle se fait depuis l’enfance, tout comme son frère, docile à un père ayant mis ses enfants en place d’objets de son fantasme d’éducateur. C’est « une mission » et il a cessé de travailler pour que ses enfants réussissent à l’école. Lorsque le frère part faire ses études à l’étranger, Capucine vit un laisser-tomber qui la convoque comme sujet. Elle est en classe de Terminale, l’heure des choix d’orientation et le départ du frère ont ouvert une faille vertigineuse. Elle ne se reconnaît plus, crie en classe, fait des crises, rejette tout ce qu’elle aimait, copines comprises, et va jusqu’à arrêter le Conservatoire alors qu’elle se destine à une carrière. Son travail analytique la conduira à se laisser progressivement « ébouriffer » par une énonciation plus personnelle qui va la sortir du miroir, non sans quelques « drames familiaux », sa nouvelle indépendance suscitant cris et grincements de dents.
Ainsi, le « drame familial »[11] qui se noue à la croisée des chemins de l’enfant a la structure d’une métaphore. Lacan en parle comme d’« un éclair entre deux portes »[12] pour « montrer…ce qu’il en est »[13]. La famille a une « fonction métaphorique »[14] : c’est par une substitution qu’un enfant, identifié à l’objet plus-de-jouir, se fait objet dans le fantasme. Et c’est par une autre substitution qu’il va s’en extraire.
C’est toujours fugitivement, en un éclair, que le sujet subjective par quel renoncement il s’est fait ainsi objet condensateur de jouissance. L’éthique de la psychanalyste commande de le reconduire à cette jouissance ignorée, ce qui suppose un désir particularisé, mais aussi la vivacité de l’éclair pour saisir ce moment. C’est pourquoi Freud disait que l’analyste, comme le lion, ne bondit qu’une fois[15].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 293.
[2] Laurent É., « L’enfant, objet a libéré », La Lettre mensuelle, n°251, sept-oct 2006, p. 6-7.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, p. 29.
[4] Laurent É., « L’enfant, objet a libéré », op. cit., p. 7.
[5] Voir notamment Jacques-Alain Miller, « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfants, Collection de la Petite Girafe, Navarin Editeur, Diffusion Volumen, 2011, p. 13-20 et « Interpréter l’enfant », Intervention à la deuxième Journée de l’Institut de l’Enfant (IE), Issy-les-Moulineaux, samedi 23 mars 2013 sur le thème de la Journée de l’IE de 2015, tous deux disponibles en ligne (octobre 2014) à l’adresse : http://www.lacan-universite.fr/category/i-e/orientation/
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 293.
[7] Ibid.
[8] Les prénoms ont été modifiés.
[9] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 368.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 293.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, tome II, Paris, PUF, 1985, p. 234 : « Une fausse manœuvre est irréparable. Le proverbe, le lion ne bondit qu’une fois, a nécessairement raison. »