La conférence tenue par Hélène Bonnaud, à Amiens, à propos de l’inconscient de l’enfant et l’analyste[1], a fait résonner pour nous que l’inconscient est fondé sur ceci, comme nous l’indique Lacan, « […] que dès l’origine il y a un rapport avec “ lalangue ”, qui mérite d’être appelée, à juste titre, maternelle parce que c’est par la mère que l’enfant – si je puis dire – la reçoit. Il ne l’apprend pas. »[2] L’enfant n’est pas issu d’une abstraction, c’est bien pourquoi la pente du sujet qui fait l’expérience de l’analyse, est de parler de sa maman et son papa. Lacan ajoute qu’il « a eu une histoire et une histoire qui se spécifie de cette particularité : ce n’est pas la même chose d’avoir eu sa maman et pas la maman du voisin, de même pour le papa. »[3]
La lecture du dernier ouvrage de Nancy Huston nous a mis au travail sur cette assertion articulée à cet autre dit de Lacan selon lequel « nous sommes les fils du discours »[4].
Huston nous fait entendre ce qu’a été pour elle, la rencontre de son corps vivant attrapé par le discours : « À compulser tous ces jolis débris, lettres, photos et souvenirs, qui flottent dans le liquide amniotique avec toi petite Dorrit, on ne peut qu’être frappé par le fait que ce sont des femmes qui te mettront en contact avec la littérature et la musique. »[5]
Bad Girl, classes de littérature, récit autobiographique de Nancy Huston nous enseigne sur ce qui a poussé la bad girl à écrire. Elle nous présente les rencontres qui ont marqué son parcours comme des « classes de littérature ». Enfant non-désirée, puis abandonnée par sa mère, elle a cherché à comprendre tout au long de son œuvre ce qui s’était passé ce fameux jour où sa mère est partie très loin de ses enfants. Elle nous livre ce qu’elle a mis plus d’un demi-siècle à saisir, à admettre : qu’elle avait été promise à la mort.
Si Lacan a pu soutenir les incidences sur le sujet du non-désir d’enfant, notons qu’il s’agit moins de l’enfant que du sujet, qui de n’avoir pas été admis dans la chaîne signifiante, veut alors en sortir, se trouvant ainsi corrélé au suicide[6]. Plus tard, a contrario, il soutiendra que « Désiré, ou pas – c’est du pareil au même, puisque c’est par le parlêtre ».[7] Nous articulerons cette proposition frappante avec ce qu’il avait auparavant affirmé : « nous sommes les fils du discours. » C’est ce dont nous parle Nancy Huston : « nous savons si peu, si peu sur le pourquoi de notre être-en-vie. »[8] Telle une brodeuse, Nancy Huston sait pourtant que nous interprétons toujours, nous tentons toujours de donner du sens là où il n’y en a pas.
C’est le parti pris de l’écriture qui étonne, elle s’adresse sous la forme vocative, au fœtus qu’elle a été pour parler d’elle, fœtus qu’elle a nommé Dorrit. Ainsi, les neuf mois de grossesse seront le temps de lui raconter le sujet qu’elle va devenir en parcourant les discours qui ont présidé à sa naissance, puis ce qu’elle aura pu en faire. La petite Dorrit[9] est le titre d’un roman de Dickens, qui consonne en anglais avec Horrid, abominable, évoquant l’horreur qu’a été pour sa mère la nouvelle de sa grossesse : « Tu t’accroches. S’accrocher, Dorrit, sera l’histoire de ta vie. »[10]
Elle dresse le portrait de ses aïeux, de la barjoterie familiale qui précéde la venue au monde de ses parents. L’histoire se déroule dans les années cinquante, dans l’ouest du Canada. Kenneth et Alison, ses parents sont alors encore jeunes étudiants, ont déjà un enfant qui souda peut-être malgré eux leur union, quand un second enfant est annoncé, c’est la mauvaise nouvelle.
Huston, retrace alors d’une manière tout à fait originale, le trajet qui s’est noué pour elle, sans le savoir, de la bad new à la bad girl à laquelle elle s’est identifiée. N. Huston répond aux commentaires qu’a pu susciter l’abandon maternel qu’elle avait déjà évoqué, oui, cela a été tragique et pour sa mère, et pour elle. Mais contre toute attente, c’est là où elle loge son être, devenir « une femme de lettres »[11]. Sa mère, face à l’ultimatum de son homme, choisira de quitter son foyer, en femme moderne, en avance sur son temps, ne se résolvant pas à être uniquement mère au foyer. Ce sera le début d’une correspondance suivie entre la mère et la fille, mais également l’invention de personnages peuplant l’imaginaire de l’enfant, Nancy Huston.
Huston saisit, par fragments, son usage de l’écriture telle une réponse à la mauvaise nouvelle qu’a été sa naissance pour sa mère. La généalogie est faite de mots, de signifiants, ce que H. Bonnaud met en pratique avec le cas de l’enfant mutique, diagnostiqué autiste. Qu’il ait eu la chance de rencontrer un analyste, lui a permis de mettre en circulation un signifiant, puis un autre, l’inscrivant dans la chaîne signifiante, lui rendant la parole. H. Bonnaud, avec le savoir-faire, qu’elle a su tirer de l’expérience de sa cure, de ses contrôles et de sa formation a su faire passer son savoir-y-faire avec le symptôme quand celui-ci entrave le sujet dans son rapport au désir.
* Huston N., Bad Girl. Classes de littérature, Arles, Actes Sud, 2014.
[1] Bonnaud H., L’inconscient de l’enfant – Du symptôme au désir de savoir, Paris, Navarin/Le Champ freudien, 2013. Conférence, le 8 Octobre 2014, en ouverture du cycle de conférences à Amiens de l’ACF-CAPA.
[2] Lacan J., Scilicet, n° 6/7, Paris, Seuil, 1976, « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines – Le symptôme », p. 47.
[3] Lacan J., ibid., p. 45.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, Paris, Seuil 2011, leçon du 21 juin 1972, p. 235.
[5] Huston N., op. cit., p. 62.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, leçon du 12 février 1958, p. 245.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre XXVII, « Dissolution, le malentendu », Ornicar ?, n° 23, Paris, Navarin, leçon du 10 juin 1980.
[8] Huston N., op. cit., p. 12.
[9] Dickens C., La petite Dorrit, 1855-1857, Paris, Gallimard, 1970.
[10] Huston N., ibid., p. 12.
[11] Huston N., interview dans Le temps des écrivains, Magazine Littéraire de France Culture, octobre 2014 : http://www.franceculture.fr/oeuvre-bad-girl-de-nancy-huston