
Éditorial : Garder le silence
Au cœur de l’être parlant, gîte le « grand secret » que Lacan évoqua souvent, mais qu’il situa rarement au même endroit. En ce point singulier peut se rencontrer « une grande clarté » [1] propice à diverses transcendances… Mais aussi des figures d’effroi – Freud lui-même fit résonner silence et pulsion de mort [2].
Que la parole soit la voie d’accès au grand secret de chacun, il n’y a pas à en douter, cependant parler « est une machine à se perdre »[3]. Dès 1954, Lacan nous avisait de cette butée de la parole achoppant sur un silence : « Au moment où il semble prêt à formuler quelque chose de plus authentique, de plus brûlant que ce qu’il a jamais pu atteindre jusqu’alors, le sujet […] s’interrompt, et émet un énoncé qui peut être celui-ci – Je réalise soudain le fait de votre présence » [4]. Le silence, comme modalité pulsionnelle du transfert, est « à la croisée des chemins de l’analyste et de la pulsion » [5]. Pour qu’il ouvre non sur l’effroi mais sur le désir [6], les moments de « fading » [7] de la parole qui traversent l’association libre ne doivent pas être considérés comme des lacunes passagères, mais comme des indices du réel.
Pour ménager l’accès au silence dans l’Autre, côté analysant, celui de l’analyste est central. Il est aussi subversif, car, comme en témoigne historiquement les postures de l’adoration [8], c’est celui qui aime qui garde le silence. C’est pourtant celui qui se tait, dans l’analyse, qui provoque l’amour de transfert.
Dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » en 1967, Lacan faisait valoir la nuance entre taceo et silet, se taire et faire silence [9]. C’est « Silet » que choisit Jacques-Alain Miller pour nommer le silence dans la parole même, car quand on dit se taire, il y a « toujours l’idée qu’on se fait taire ou que l’on vous fait taire, alors qu’il s’agit ici de l’activité de garder le silence ». » [10]. Dans ce cours de « L’orientation lacanienne » de 1994-1995, J.-A. Miller indique la portée éthique de cette nuance : « Quand [l’analyste] parle, il […] devrait parler à partir du silence, et même garder le silence tout en parlant. Peut-être est-ce le secret de l’interprétation – préserver la place de ce qui ne se dit pas ou de ce qui ne peut pas se dire ». [11]. C’est bien parce que nous ne sommes pas seulement des êtres de parole, que l’analyse ne peut se réduire à un procès subjectif. La « parole garde silence, indique J.-A. Miller, et elle défaille devant la jouissance » [12], les infiltrations de jouissance dans la parole « ça se repère au mieux dans le silence » [13]. Ce numéro de L’Hebdo-Blog, Nouvelle série vous invite à parcourir quelques variations d’une « éthique […] convertie au silence » [14].
[1] Corbin A., Histoire du silence, Paris, Flammarion, 2018, p. 79.
[2] Cf. Freud S., Le Moi et le ça, Paris, Payot, 2010.
[3] Miller J.-A., « À partir du silence », Horizon, n°65, octobre 2020, p. 24.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 51.
[5] Miller J.-A., « À partir du silence », op. cit., p. 22.
[6] Cf. Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrit, Paris, Seuil, 1966, p. 684.
[7] Ibid., p. 656.
[8] Cf. Corbin A., Histoire du silence, op. cit., p. 83.
[9] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367.
[10] Miller J.-A., « À partir du silence », op. cit., p. 21.
[11] Ibid., p. 22.
[12] Ibid., p. 23.
[13] Ibid., cours du 7 décembre 1994.
[14] Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache… », op. cit., p. 648.
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