« La place de l’Idéal, dans un groupe, est une place d’énonciation. »
Jacques-Alain Miller, La Théorie de Turin
En réponse à l’invitation faite par Jacques-Alain Miller de situer la névrose au regard de son époque1, plusieurs collègues ont ouvert la voie dans un précédent numéro de L’Hebdo-Blog2, notamment à partir des rets de son support traditionnel qu’est la logique œdipienne. Poursuivons cette réflexion contemporaine en empruntant le détour percutant choisi par Freud dans Psychologie des foules, où il définit l’entreprise militaire selon la dynamique névrotique pensée sur la base de la Loi du Père. Comment considérer l’armature de l’institution militaire dans la perspective de « l’évaporation du père3 » au profit de la mise sur l’objet ? Quelles conséquences théoriques et éthiques pourrions-nous dégager autour de ce déclin désormais admis ?
Nouage à un idéal
En introduisant l’idée selon laquelle « la psychologie de la foule est la plus ancienne psychologie de l’homme4 », Freud tente de définir ce que serait l’armée, catégorisée comme « foule artificielle » aux côtés de la religion. Il s’appuie pour cela sur la structure organisée du groupe pour penser les mécanismes en jeu pour chaque-un prenant sa part dans des enjeux libidinaux qui lui échappent bien souvent. Aussi le chef, en place de Père, est-il celui sur lequel se reporte l’identification comme « forme la plus originaire du lien affectif5 », c’est également l’élection d’un objet mis « à la place de l’idéal du moi6 ». C’est à cette condition que le nouage à un idéal et à quelques semblables devient le support d’un engagement touchant au plus intime. L’élection d’un autre potentiellement menaçant garantissant l’amour du Père permet de « préserver de la dissolution et [d’] éviter des modifications7 » quant à la structure des groupes. Cette dissolution serait caractéristique de l’effacement actuel de la foule organisée au profit d’un retour destructuré de la masse, tels que les réseaux sociaux et les tueurs de masse en donnent une préfiguration, illustrant la thèse de Freud selon laquelle l’homme serait un « animal de horde8 ».
Au-delà de la masse
Si l’hystérique moderne est à l’heure de la « rigidification9 », tandis que l’obsessionnel se réalise dorénavant comme « le grand criminel qu’il était jusque-là, uniquement dans ses pensées10 », le primat semble donné au passage à l’acte. Le retour en force des conflits martiaux sur la scène publique serait donc, pour des sujets égarés, un appel à se vouer à la cause d’un Autre, en place d’Un qui fait exception pour offrir la garantie d’un nouveau pour tous. En somme, par cet appel au retour du groupe dans une régression des pulsions les plus grégaires, la guerre du XXIe siècle serait-elle une tentative moderne de nous propulser vers un au-delà de la masse ?
Célia Breton
[1] Cf. Miller J.-A., in Miller J.-A.(s/dir.), Diagnostics sur mesure, Paris, Presses psychanalytiques de Paris, 2e trimestre 2025.
[2] L’Hebdo-Blog, n°351, Actualité des névroses, 4 novembre 2024, publication en ligne (www.hebdo-blog.fr).
[3] Lacan J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, mars 2015, p. 8.
[4] Freud S., Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot, 1981, p. 94.
[5] Ibid., p. 71.
[6] Ibid., p. 100.
[7] Ibid., p. 53.
[8] Ibid., p. 91.
[9] Colombel-Plouzennec A., « Madame rêve-t-elle encore ? », L’Hebdo-Blog, n°351, op. cit.
[10] Caroz G., « Le triomphe de l’obsessionnel », L’Hebdo-Blog, n°351, op. cit.