Dans L’Acte psychanalytique, Lacan avance ces propos dont la résonance est totale dans le contexte de notre actualité : « La guerre, tout le monde en parle à tort et à travers, mais on parle moins de l’influence du discours de la guerre sur la guerre, qui pourtant n’est pas rien du tout.1 » Ainsi Poutine déclarait au moment d’envahir l’Ukraine : « Nous nous efforcerons d’arriver à une dénazification de l’Ukraine ». S’il n’est pas rare qu’une campagne destructrice se concentre sur le martèlement d’un signifiant, ce néo-usage du terme nazi interroge par le déplacement qu’il opère.
L’essaim signifiant du Kremlin frappe par sa réduction extrême à trois termes : nazis, néonazis, dénazification. Trois points de capiton nomment et interprètent les évènements les plus hétérogènes. Même l’attentat récent à Moscou par l’État Islamique, est lu avec la même certitude d’avoir été commandité par « le régime néonazi de Kiev2 ». Bien qu’avertis par Lacan du fait que « toutes les choses du monde viennent à se mettre en scène selon les lois du signifiant, lois que nous ne saurions d’aucune façon tenir d’emblée pour homogènes à celles du monde3 », nous ne sommes pas moins sidérés par la défiguration du champ de la réalité, opérée par ce détournement du signifiant nazi. En lui superposant une réalité signifiante, ladite « opération spéciale de dénazification » vise à occulter le seul réel en jeu : la guerre elle-même. La guerre, signifiant toujours scotomisé dans le discours, tout comme la vraie cause de celle-ci : l’acte féroce de Poutine dont l’illimité destructeur nous menace aujourd’hui.
De quoi s’agit-il ? Fabrication d’une propagande en ressuscitant le signifiant de l’Histoire incarnant par excellence le Mal absolu ? Désignation de cet objet dont la psychologie des masses a l’art de garantir l’alignement autour d’un idéal patriotique ressuscité ? Faire miroiter une continuité entre les sombres alliances avec Hitler, contre Staline, pendant l’Occupation, et la distance assumée par Kiev d’avec Moscou depuis la révolution de Maïdan ? Si chaque élément de réponse joue sa partie dans le discours de la Russie, cela ne saurait expliquer le retour du plus funeste des signifiants, au moment même où celle-ci déclenche une nouvelle guerre sur le sol européen.
Certes, l’inscription du signifiant nazi dans l’histoire de l’Ukraine est des plus sombres. Le nationalisme radical a rejoint le nazisme pendant la deuxième guerre mondiale en formant des bataillons SS ukrainiens. L’Armée Insurrectionnelle d’Ukraine porte la marque de sa collaboration avec l’Allemagne et sa participation à la Shoah. Son leader ultranationaliste, Stepan Bandera, glorifié depuis l’agression russe, reste une figure biface, héros pour certains, collaborateur nazi pour d’autres. Lors de la révolution de Maïdan, des mouvements paramilitaires d’extrême droite se sont opposés au mouvement séparatiste de l’Est, dont le fameux bataillon Azov qui a fini par intégrer la garde nationale. Mais aucun de ces événements ne saurait légitimer que l’Ukraine démocratique d’aujourd’hui soit désignée, sous le signifiant nazi, comme l’objet d’une destruction programmée.
Au-delà de la propagande, du cynisme de la désinformation permanente et du renversement des responsabilités attribuées à l’ennemi qui accompagnent chaque atrocité commise par la Russie, difficile de ne pas lire dans l’itération ironique et obsédante du signifiant nazi, quelque chose d’un autre ordre : son statut de signifiant imposé et le constat de son retour dans le réel. Sa dimension délirante se donne à entendre au psychanalyste là où l’historien se trouve à court pour rendre compte d’une telle torsion du sens. Son resurgissement dans le réel pour décréter la destruction d’un pays souverain, tout comme la désignation persécutrice de l’Occident décadent comme menace civilisationnelle à combattre, nous confrontent aujourd’hui à la plus grave crise géopolitique depuis la défaite du Troisième Reich.
Camilo Ramírez
[1] Lacan, J. Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Seuil/Le Champ freudien, 2024, p. 133.
[2] Vitkine, B., « Attentat du Crocus City Hall : après avoir accusé Kiev, Moscou désigne les Occidentaux », Le Monde.fr, 26 mars 2024, disponible sur internet.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 43-44.