
Desserer la prise du surmoi
J’ai choisi cette formule [1], que Jacques-Alain Miller met au cœur du propos de Freud dans Malaise dans la civilisation, parce qu’elle est au plus près de ce dont il s’agit dans la pratique au CPCT.
Rappelons comment Freud analyse les effets de l’évolution de la civilisation sur les symptômes de ses contemporains. Il se demande si elle parviendra à surmonter les pulsions destructrices qui l’animent, soulignant que nul « ne peut présumer du succès et de l’issue » [2]. C’est à ce pressentiment freudien que Lacan se réfère quand il parle des « impasses croissantes de notre civilisation » [3], et qu’il cherche à provoquer le réveil des psychanalystes afin qu’ils ne cèdent pas sur leur responsabilité dans le monde.
Comment transposer à notre époque l’analyse que Freud fait du « surmoi de la culture » [4], cette instance paradoxale qu’il saisit à la fois comme « tentative de thérapeutique intérieure à la civilisation » [5], et ressort même du malaise ? Quelles sont les armes que nous a laissées Lacan pour y parer ? Que nous enseigne la pratique au CPCT à ce sujet ?
Freud montre comment l’exigence sociale de devoir renoncer à la satisfaction pulsionnelle se paie d’un prix fort dont les symptômes sont les manifestations. En termes lacaniens, ce renoncement se révèle lui-même porteur de jouissance – mécanique épinglée par J.-A. Miller comme le ressort pervers de la civilisation : « il n’y a pas de barrière qui empêche [la] jouissance séparée de revenir au surmoi » [6]. Du temps de l’Autre freudien, les effets mortifères de la morale civilisatrice se trouvaient régulés par le discours du maître, maintenant ainsi une dialectique du désir. Mais avec « la montée au zénith » [7] de l’objet a dans le monde actuel, ce « pas de barrière » du surmoi se trouve mis à nu dans les symptômes contemporains, avec une amplification croissante du désordre social.
La « réponse thérapeutique » de la civilisation est aujourd’hui attendue de la science seule, champ où prospère un véritable marché du savoir, terreau de prolifération des formations standardisées en toc. Le savoir devient ainsi lui-même marchandise de consommation, fomentant cette machinerie infernale du surmoi libéralo-scientiste. Celui-ci s’infiltre aujourd’hui dans tous les domaines de la vie humaine, sous la forme d’une « morale civilisée » des plus cyniques laissant hors champ la dimension régulatrice de la castration.
Philippe La Sagna situe là une difficulté pour la psychanalyse : « Dans ce marché du savoir qui sert à la jouissance, le problème va donc être de maintenir un désir de savoir. Lacan a rapidement identifié l’absence du désir de savoir quand le plus-de-jouir sature le désir en le transformant en addiction. » [8]
Au CPCT, nous faisons ce constat que les sujets que nous recevons ont de plus en plus de difficulté à parler d’eux, se situant bien souvent en-deçà même de la dimension symbolique de la demande. Quand ils arrivent, après un long « parcours thérapeutique », leur parole est perceptiblement teintée des signifiants de cette langue normée et indifférenciée qui leur a été servie (ils sont aussi parfois allés chercher ces signifiants, sur internet, etc.), assortie d’une exigence de savoir dont sourd l’agressivité. Comment donner le goût pour le savoir inconscient et ainsi miser sur un réel qui échappe au marché ?
Dans « Une fantaisie », J.-A. Miller analyse les effets de la civilisation consumériste sur la pratique de la psychanalyse elle-même. Il nous invite à suivre l’indication introduite par Lacan à la fin de son enseignement concernant les modalités du transfert : « Là où le sujet supposé savoir était pivot du transfert […], le dernier Lacan dit plutôt que ce qui fait exister l’inconscient comme savoir, c’est l’amour » [9].
C’est parce qu’il n’y a pas de rapport sexuel qu’il y a l’amour, enseigne Lacan dans Encore [10], ce qui est précisément forclos du libéralisme. Comment cela se traduit-il dans l’expérience ? Par l’offre faite au sujet d’apprendre sa langue singulière, lalangue sienne qu’il parle sans le savoir [11]. Et en faisant résonner les S1 de sa jouissance, il arrive que cette alchimie de l’amour opère, qu’une perte de jouissance se produise permettant alors au sujet de s’engager dans un rapport nouveau à la parole, avec ses effets d’aération, à rebours du surmoi scientiste.
* Valentine Dechambre est Directrice du CPCT Clermont Ferrand
[1] « desserre[r] la prise du surmoi » (Miller J.-A., « Jouer sa partie », La Cause du désir, n°105, juin 2020, p. 24).
[2] Freud S., Le Malaise dans la culture, Paris, PUF, 1995, p. 89.
[3] Lacan J., « la psychanalyse. Raison d’un échec », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 349.
[4] Freud S., Le Malaise dans la culture, in Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. XVIII, Paris, PUF, 1994, p. 329.
[5] Miller J.-A., « Jouer sa partie », op. cit., p. 23.
[6] Ibid., p. 24.
[7] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 414.
[8] La Sagna Ph., « Le discours comme sortie du capitalisme », La Cause du désir, n°105, op. cit., p. 52.
[9] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, n°15, février 2005, p. 2.
[10] « Ce qui supplée au rapport sexuel, c’est précisément l’amour » (Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 44).
[11] Je dois cette formulation à J.-R. Rabanel, lors d’un cours à la Section clinique de Clermont-Ferrand. Cf. Rabanel J.-R., « Attentat langagier dans l’autisme », DESaCORPS, n°14, 17 juillet 2020, publication en ligne (www.attentatsexuel.com).
Articles associés
-
Avatars des identifications21 mai 2023 Par Jean-Pierre Deffieux
-
Les avatars de l’être21 mai 2023 Par Sylvie Berkane-Goumet
-
De l’angoisse au désir14 mai 2023 Par Bruno de Halleux
-
Bonjour angoisse14 mai 2023 Par Frank Rollier
-
Proposition de loi sur la fin de vie : Réflexions d’éthique lacanienne16 avril 2023 Par Caroline Doucet