Peut-être bien, depuis toujours, nous nous référons à la répétition et à la fixation pour dire les tréfonds de la condition humaine. Ce depuis toujours, c’est tout du moins pour nous, depuis Homère. À repérer et à suivre cette hypothèse, le Chant XI de l’Odyssée qui raconte la descente aux Enfers d’Ulysse ouvre une voie. Dans le Royaume d’Hadès, Ulysse dit ce qu’il voit. Il y voit, dit-il, les ombres de bien des défunts et son cœur les désire ardemment. Il y voit Tantale « toujours assoiffé, il ne pouvait rien boire ; chaque fois que, penché, le vieillard espérait déjà prendre de l’eau, il voyait disparaître en un gouffre le lac » [1]. Plus expressive encore est la figure de Sisyphe : « ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque, et, des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser ; mais à peine allait-il en atteindre la crête, qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne » [2].
Ces vers disent que Tantale et Sisyphe sont rivés, fixés, « en proie à [leurs] tourments » [3]. N’est-ce pas une figuration d’un trauma s’il en est, voué à une répétition sans fin ? N’est-ce pas déjà une manière de dire, de ce lieu des défunts où la pierre est sans vergogne et où le lac disparaît en un gouffre, un point de fixation ? C’est d’ailleurs ce que souligne Armand Zaloszyc lorsqu’il relève à l’instar de Lacan dans Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse que « le réel […] gît toujours derrière l’automaton » [4]. L’automaton est, chez Aristote, un nom de la répétition dont les vers d’Homère disent déjà la force implacable. Par ailleurs, dans L’Un tout seul, Jacques-Alain Miller porte à notre attention que Lacan interprète la répétition non plus du côté de l’ordre symbolique mais du côté du réel en reprenant l’apport freudien. Il écrit : « La répétition freudienne, c’est la répétition du réel du trauma comme inassimilable […] qui fait de lui, de ce réel, le ressort de la répétition […] qui vient déranger […] la tranquillité de l’ordre symbolique » [5]. « Inassimilable » [6], autre nom de la fixation, est pour Lacan l’opportunité d’interroger le caractère remarquable et dérangeant qu’a le réel de se présenter, dit-il, « à l’origine de l’expérience analytique » [7].
C’est de ce nouveau lieu inédit, celui de l’expérience analytique, qu’ont été forgés, depuis Freud, les termes de répétition et fixation. On peut en suivre le long cheminement. Des Trois essais sur la théorie sexuelle où Freud définit la fixation comme « la plus grande adhérence […] de ces impressions de la vie sexuelle » [8] à Lacan qui donne à la répétition « un contenu de jouissance » [9] comme pure itération, jusqu’au Un de jouissance pointé par J.-A. Miller, c’est ce tracé précis que nous permet de suivre l’argument d’Alexandre Stevens [10]. Il nous offre les repères cruciaux à la préparation du prochain Congrès de la New Lacanian School qui aura lieu les 2 et 3 juillet à Lausanne. Ce numéro-ci se fait aussi l’écho de la fixation et de la répétition en psychanalyse.
Martine Versel
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[1] Homère, Iliade Odyssée, Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 2006, p. 710.
[2] Ibid., p. 710.
[3] Ibid., p. 710.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 54, cité par A. Zaloszyc, in Freud et l’énigme de la jouissance, Chamalières, Éditions du Losange, 2009, p. 32.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un tout seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 février 2011, inédit.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 55.
[7] Ibid.
[8] Freud S., Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1987, p. 195.
[9] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Un tout seul », op. cit., cours du 30 mars 2011, inédit.
[10] Stevens A., « Fixation et répétition », argument du XXe Congrès de la NLS, Lausanne, 2-3 juillet 2022, publication en ligne (www.amp-nls.org).